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Un petit homme, béret sur la tête, teint basané, rasé de frais, s'avance d'un pas traînant sur la route de la Ville Tréhen. Il a la démarche lourdaude des anciens, habitués aux champs et aux sabots crottés et que les souliers de cuir blessent encore, des années après. Il porte un complet sombre défraîchi, aux poches alourdies, une chemise qui fut blanche dont les pointes de col rebiquent et une cravate dont le nœud n'a pas été défait depuis des lustres. C'est là l'uniforme de sortie de Victor. Car on est dimanche et si le temps le permet, c'est jour immanquable de promenade pour cet ouvrier agricole retraité.

À trente ou cinquante pas derrière lui chemine Rose, son épouse, teint couperosé et poitrine imposante, coiffée d'un bibi à fleurs d'un autre temps, dans une robe fleurie, elle aussi, qui laisse dépasser un bout de jupon. Son sac noir au bras, elle souffle à intervalles réguliers à cause de poumons asthmatiques et se dandine un peu en raison de cors qui la font souffrir, malgré ses souliers plats éculés.Périodiquement, on l'entend réclamer à son mari de l'attendre :

 — Marche donc pas si vite, tu sais bien que j'ai mal aux pieds.

En vain, car Victor entend haut, surtout quand ça l'arrange. Et c'est le cas.

— Qu'est-ce que tu dis ? T'es trop loin, j'entends point.

Ils se promènent donc ensemble, mais séparés. Rose ahane en arrière-garde tandis que Victor trottine aux avants-postes de ce convoi singulier. Chacun confie au vent de la côte le soin de porter ses reproches à l'autre conjoint, Rose dans un français plus ou moins châtié, selon l'humeur, Victor dans son parler mâtiné de gallo de toujours :

— Oh, le maudit goret. Attends voir que je t'attrape ! fulmine Rose.
— Voilà ce que c'est de reprendre deux fois de tout. Elle ne peut plus arquer, la vieille ! ronchonne Victor.

Mais le vent, bonne pâte, n'en transmet que la moitié, voire même le quart, moyennant quoi, à l'arrivée, la paix du ménage se trouve préservée.

Rose a été cuisinière-lingère à Paris dans une maison bourgeoise. C'est dans un dancing de Clichy que Victor l'a rencontrée lors de son casernement dans la capitale comme fourrier. Elle était accorte et pas bégueule en ce temps-là. Et Victor, à défaut d'être grand et bien bâti, savait être drôle et avoir la main leste à l'occasion. 

— Dis donc, mon mignon, tu voudrais pas me faire valser un peu ?
— Si fait, Mamzelle, et même voir le ciel à l'envers, si ça te dit.
— Tout doux, mon joli. Voyons d'abord comment tu te sers de tes pieds.

C'était plus qu'il n'en fallait pour que ces deux-là se donnent ensemble un peu de bon temps. Mais finalement, il ne leur avait pas fallu trois mois pour passer de la bagatelle aux choses plus sérieuses en se mettant en ménage. Juste le temps de trouver à louer une maisonnette sur les fortifs du côté de Saint-Ouen, car il n'était plus question d'occuper de chambre de bonne sous les toits des patrons.

Loin de son Goëlo natal et de sa houe de journalier, ses deux ans de service effectués, Victor commença d'abord par dépérir en usine, avant de trouver à s'employer comme jardinier, par l'entremise de Rose. Mais les jardins d'agrément l'ennuyaient. Il assimilait les fleurs aux femmes : fragiles et trop délicates pour ses grosses mains de paysan. Son domaine à lui, à défaut de champs de blé ou d'orge à faucher, de choux à repiquer, de pommes de terre à butter ou arracher, c'était le potager.

Parlez-lui de bêcher : il vous retournait en une heure de temps un carré de jardin avec une telle régularité et si profond qu'aucune charrue n'aurait fait mieux.

Parlez-lui d'amender. D'instinct, à émietter la terre entre ses doigts, voire même à la goûter, il savait, en fonction des cultures qu'elle accueillerait, si elle avait besoin de maërl, de goémon, de cendre, de fumier, de corne torréfiée, de sang séché ou de compost, et en quelle proportion.

Parlez-lui de semer. Les légumes-feuilles en lune montante, les légumes-racines en lune descendante, il n'ignorait rien des savoirs anciens, connaissait les voisinages à pratiquer et ceux à proscrire, les alternances à respecter, les variétés résistantes, les recettes contre nuisibles et maladies.

Parlez-lui d'augurer. Le ciel, le vent, la lumière lui parlaient et il vous prédisait sans erreur le temps du lendemain.

L'heure de la retraite venue, chassé de son domicile par la construction de l'anneau de béton du périphérique, Victor avait fait construire avec les économies patiemment accumulées du ménage une maisonnette. Mais pas à Paris, non, jamais de la vie, pas question d'y finir ses jours. En son village natal de Porzic, au bord de la route de la Ville Tréhen, à quelques centaines de mètres du clocher. Une petite maison coiffée d'un chien assis, formant angle droit avec deux modestes dépendances déjà sur le terrain. Sans compter dix bonnes ares de potager à s'occuper, en plus du clapier et du poulailler, tandis que Rose vaquait à ses fleurs, sa cuisine et son ménage.

À voir la manière dont était "tourné" et tenu son jardin, on sollicita bientôt Victor dans tout le voisinage pour les gros travaux et, durant dix bonnes années, on le vit passer, sa bêche sur l'épaule pour aller un jour ici, un jour là, sans autre trêve ni repos que le dimanche.

Pour tout cela, il lui avait suffi de savoir compter, sans beaucoup d'école, car sa vie de tous les jours le confrontait sans cesse aux nombres, mais pour la lecture et l'écriture, c'était une autre paire de manches, et faute de pratiquer, son alphabet bientôt s'était envolé. Pour toutes les formalités, il s'en remettait à Rose, qui avait fréquenté le Cours Complémentaire. Lui, se contentait de déchiffrer et d'ânonner les gros titres du journal, jusqu'à ce que l'entrée de la télévision dans la maison ne rende cet exercice inutile.

Cette paresse de l'esprit devait lui coûter cher. "Nous l'allons montrer tout à l'heure", dirait le fabuliste.*

Victor et Rose eurent un fils, auquel il avaient payé de correctes études et qui s'en était allé vendre des assurances dans une autre région, où il s'était marié, sans même se donner la peine d'inviter ses parents à la cérémonie. Sa mère était trop mal embouchée et les mains de son père trop calleuses pour sa parvenue de belle-famille, avait-il pensé.

Tout juste le voyait-on passer en coup de vent, de temps à autre, au gré de ses tournées, lorsqu'il fut devenu inspecteur pour le quart nord-ouest de la France.

Tout cela pour dire que lorsque Rose tomba malade d'un cancer de l'œsophage détecté trop tard, puis s'alita et dépérit, faute de pouvoir ingurgiter la nourriture, avant de s'en aller mourir à l'hôpital, Victor se retrouva bien démuni.

Pour le bien de son père, disait-il, sa propre tranquillité d'esprit, assurément, et son profit, à n'en pas douter, le fils voulut bientôt placer Victor à l'hospice et mettre la maison en vente, ce à quoi le bon vieux s'opposa d'arrache-pied, tant et si bien qu'il se fâchèrent et que les visites du premier cessèrent.

Avec une bouche à nourrir au lieu de deux, le potager s'avéra trop grand et Victor en mit en herbe une grande partie, qu'il fauchait pour ses lapins.

La maison cessa de reluire, comme du temps de Rose, des toiles d'araignées apparurent aux encoignures et les vitres se voilèrent peu à peu. Victor continua quelque temps encore à bêcher plusieurs jardins alentour.

L'une de ses pratiques, justement, était un enseignant à la retraite, en délicatesse avec son épine dorsale, avec lequel il ne manquait jamais d'échanger sur le temps et les menus événements du quotidien.

Et un jour, cet homme, appelons-le Paul, vit venir à lui Victor, avec une gibecière gonflée. Il crut d'abord que l'ancien avait sacrifié plusieurs lapins et voulait le régaler d'un. Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsque, sur le seuil du garage - Victor ne consentait jamais à entrer dans les maisons en tenue de travail - il sortit du carnier... un gros paquet de courrier. Les premières lettres de la pile avaient été ouvertes, les dernières même pas. Il y avait là-dedans depuis des relances des impôts, jusqu'aux relevés des Chèques Postaux, en passant par diverses factures consécutives au décès de Rose et impayées depuis plusieurs mois déjà.

Les factures habituelles, eau, électricité, etc., qu'il savait reconnaître, Victor s'en débrouillait en les présentant au Receveur avec son carnet de chèques. Celui-ci rédigeait l'adresse de l'enveloppe d'expédition et le chèque que Victor signait avec application du paraphe que Rose lui avait enseigné. Et comme on avait aussi appris à Victor que toute peine mérite salaire, il laissait au Receveur un petit billet, que celui-ci repoussait d'abord mollement avant de l'empocher prestement.

Victor tournait son béret entre ses gros doigts :

— Faites excuse si je vous demande ça, Monsieur Paul, mais vous pourriez-t-y m'aider à débrouiller cette affaire. Le tas ne fait que de grossir et j'y comprends rien. Le Receveur me dit que l'argent sur le compte courant diminue, que j'en ai d'autre qu'il faudrait y mettre. Mais c'est déjà la troisième fois depuis que Rose s'en est allée. Et quand elle était là, c'était tout le contraire que nous faisions. Alors, je sais plus que faire...

Son voisin n'avait encore jamais refusé un service.

— Faites voir, Victor, on peut toujours essayer, hein ?

Ouvrir, trier, classer. Faire le compte des dettes accumulées. Plus de vingt mille francs, tout de même. Monsieur Paul aida Victor à régler les factures les plus urgentes. Le compte courant fut bientôt vide. Il fallut y transférer les économies du livret de Rose. Que Victor trouva bien maigrelettes lorsque Paul lui annonça le solde disponible.

— N'est pas Dieu possible qu'il ne reste que ça !

Monsieur Paul pensa que Victor avait peut-être dépensé sans compter ou donné quelque argent à son fils, depuis le décès de Rose, mais pour en avoir le cœur net, il demanda quand même à voir tous les relevés d'opération depuis les trois dernières années.

— Qu'est-ce que vous me demandez là, Monsieur Paul ? Au bout de l'an, j'allume le feu avec ces papiers-là.
— Mais vous avez bien ceux de cette année, Victor ?
— Je crois bien qu'ils sont dans la soupière sur le buffet. Je m'en vais vous les quérir.

Vérification faite, des ponctions sur le livret de Rose avaient bien été opérées et virées sur le compte courant du ménage, mais elles en ressortaient presque aussitôt en chèques successifs des montants les plus divers.

— Il faudrait que je vérifie les talons de votre chéquier, Victor, si cela ne vous dérange pas.
— Non, pour sûr. Je l'avais apporté, en cas que...

Hélas, les talons n'étaient pas remplis, ni date ni objet. Il fallait s'y attendre. À présent, la conviction de Monsieur Paul était faite. Victor et lui se regardèrent. Ce fut Victor qui parla le premier :

— Alors, qu'est-ce que vous en pensez, Monsieur Paul ? C'est pas bon, hein ?
— C'est pas bon du tout, Victor, il faudrait causer avec le Receveur entre quatre-z-yeux. Pour commencer. Et si ça ne suffit pas, écrire à ses chefs. Quelqu'un vous a volé, je crois. L'ennui, c'est que c'est probablement vous qui avez signé les chèques. À votre insu, je veux dire, sans vous rendre compte. Ce serait bien de prévenir votre fils.

— Nenni. Il veut me mettre à l'hospice et je veux rester chez moi tant que je pourrai.
— Bon. Écoutez, Victor. Je veux bien écrire au Receveur en votre nom, avec une copie au Directeur Départemental à Saint-Brieuc. Cela peut faire cesser les détournements, mais ne vous rendra pas l'argent détourné. Pour ça, il faudrait aller au Tribunal, payer un avocat... Je ne sais pas si la somme en jeu en vaut la chandelle. Et puis, nous n'avons pas de preuves formelles, pour l'instant. Si vous ou moi accusions le Receveur à la légère, nous courrions le risque d'être condamnés pour diffamation.

— Il ferait beau voir !
— Il va falloir ruser un peu.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Lettre recommandée avec accusé de réception. Comme cela, il y aura forcément une trace dans le registre de la Poste."

"Monsieur le Receveur,

En mettant de l'ordre dans mes comptes ouverts chez vous, j'ai constaté que, depuis le décès de mon épouse, divers paiements par chèque étaient intervenus sans que j'aie retrouvé mention des dates ni des bénéficiaires.Je vous serais donc reconnaissant de bien vouloir me fournir photocopie des chèques dont les numéros suivent, afin d'en identifier le bénéficiaire.

Avec mes remerciements anticipés, veuillez agréer, etc...

P. J. : liste de numéros de chèques émis sans date ni bénéficiaire depuis le 7/05/90."

Cette lettre est restée sans réponse, mais à quelque temps de là, le Receveur de l'époque a été muté. Et entre-temps, une régularisation était intervenue sur les comptes de Victor. Sous couvert d'une erreur informatique, lors du prélèvement de la dernière taxe de tenue de compte.

Un bel air de pipeau. Mais c'est que l'Administration n'aime jamais qu'on lui mette le nez dans ses errements. Hélas, cette petite victoire allait bientôt être ternie.

Cela faisait plusieurs semaines que Monsieur Paul n'avait pas vu passer Victor devant chez lui, car il s'était absenté pour aller chez ses enfants. Et lorsqu'il s'inquiéta auprès d'une voisine du sort du petit vieux, il s'entendit répondre :

— Vous n'êtes pas au courant, Monsieur Paul ? Le fils a fait venir les services sociaux, qui ont constaté que la maison était dans un état lamentable et l'ont autorisé à placer son père à l'hospice, puisque Victor refusait d'aller habiter chez lui.

Deux ou trois années ont passé, je ne sais plus exactement. Un matin, un avis d'obsèques m'a appris le décès de Victor. Puis, le Département a fait vendre sa maison pour se rembourser de l'Aide Sociale, comme le prévoit la loi.

Que n'as-tu persévéré dans la lecture et l'écriture, Victor ? Tout ceci en eût peut-être été évité.

  • Jean de la Fontaine, Fables I, 10, Le Loup et l'Agneau, v. 2.

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2011.