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IV

Dans l'intervalle, deux candidatures restaient à examiner. La suivante était celle d'un avocat parisien de trente-trois ans, au physique avantageux, divorcé, sans enfant. Associé d'un prestigieux cabinet d'affaires, on aurait pu s'interroger sur sa présence dans ce contexte. En fait, son travail laissait si peu de loisirs à Philippe qu'il n'avait pas envisagé d'autre moyen de se trouver une nouvelle compagne. Son ex épouse, stagiaire au cabinet à l'époque de leur rencontre, lui avait tondu la laine sur le dos lors de leur divorce. Infidèle pris sur le fait, il avait dû en assumer tous les torts. Chat échaudé craint l'eau froide : il ne voulait plus entendre parler de ce milieu et se méfiait des diplômées de tout poil.

Quand il descendit de son cabriolet rouge BMW Série 1, Rose me manqua pas d'être impressionnée. Sa Twingo, à côté, c'était de la roupie de sansonnet, comme aurait dit sa grand-mère ! Belle voiture et belle gueule. Sa courte expérience lui indiquait néanmoins de ne pas se départir de sa méfiance naturelle.

Philippe était un gentil garçon, un peu imbu de sa personne sans doute, mais n'est-ce pas le cas de la plupart des hommes, à plus forte raison quand ils sont jeunes, beaux et riches ? Bref, il semblait avoir tout pour lui. Alors, durant le week-end, Rose chercha la faille, sans la trouver vraiment. Il fut un causeur passionnant ; en tant qu'avocat, on pouvait s'y attendre. Mais aussi un convive gourmet et délicat. À la différence de Gaston. Et un compagnon prévenant et attentionné. Ce qui la changeait de Rémi et même de Marius.

Cependant, c'était là le comportement typique d'un séducteur. Rose en était consciente et réfrénait donc sa très favorable impression.

À la Rose de Picardie, ce parisien échappé de Belleville, aux intonations reconnaissables quand il abandonnait sa voix de plaidoirie, ne fut pas reçu comme le Messie. Le contentieux entre "parigots" et picards est ancien et persistant. Aux grasseyements "m'as-tu-vu" des premiers répondent les voyelles fermées et les consonnes assourdies trop "terroir" des autres et souvent ces deux communautés se regardent en chiens de faïence. À Gerberoy, on n'a rien contre l'argent, bien entendu, mais la ville se souvient, pour l'avoir appris à ses dépens, qu'il n'est pas toujours bon de susciter l'envie et réprouve d'autant l'épate et l'ostentation !

En conséquence de quoi, très rapidement, tout le village fut prévenu contre Philippe Bertrand. Lorsqu'on supputa qu'il avait la préférence de Rose, on tenta de s'en assurer, on en fut convaincu. Et lors de sa seconde visite, quinze jours après la première, Philippe retrouva les quatre pneus de sa voiture crevés et les portières rayées. Sa mine s'assombrit. Il porta plainte, comme il fallait s'y attendre, mais les gendarmes du canton, trop contents de se payer la tête d'un riche parisien, ne firent aucun zèle dans leurs interrogatoires. Rose s'emporta. Cela se sut.

Et cela suffit à retourner le village contre elle.

Jusqu'ici, Rose avait été la "petite fiancée" du village, l'orpheline protégée dont on suivait avec empathie les efforts pour redorer son blason et trouver un époux. Du jour au lendemain, ce qui hier encore était appétit de vivre, goût des bonnes choses et légitimes recherches devint dissipation, vie dispendieuse, immoralité.

Les buveurs échauffés tournèrent casaque. La frustration prit le pas sur le respect. Leurs épouses, trop contentes d'évincer une rivale encombrante, se firent commères. Serge ne pouvait pas se permettre de se couper de sa clientèle. Il leur emboîta le pas. Livra quelques détails réels ou inventés, peu importe. D'égérie Rose devint souffre-douleur.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, février 2012.