Chapitre 2

Où je raconte mes premiers pas madrilènes et ma rencontre avec une jeune fleuriste

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La radio du gros cul dévidait le refrain de "No es pecado" à mi-volume. Cela me parut être un signe :

Más allá del bien y del mal no espero salvarme.
Entre el vicio y la virtud no puedo escaparme.
Fue mi perdición
y perdida estoy sin remisión(1)

Ce mélange de culpabilité, d'auto-dérision et se sentiment d'avoir atteint un point de non-retour, c'était exactement mon état d'esprit.

Six heures plus tard, après avoir payé en nature mon écot à un chauffeur qui n'en demandait pas tant, je débarquais au marché de gros de Madrid à l'heure du laitier, un peu endolorie, mais bien décidée à faire mon trou dans la capitale de la "Movida".

À Madrid, comme à Barcelone, le monde des halles était encore essentiellement masculin et machiste autant que faire se peut. Sous un déluge de "piropos"(2) ouvertement obscènes, je traversai, tête haute et regard de défi, la halle aux fruits et légumes, mon petit bagage d'osier à la main. Il faut dire que ma minijupe de skaï noir, mon petit haut fuchsia décolleté, mes chaussures à talons compensés et mes cheveux au carré d'un roux flamboyant, n'étaient pas faits pour apaiser les passions.

Je m'apprêtais à poursuivre mon chemin dans la halle aux viandes, quand une marchande de fleurs, qui finissait d'organiser ses bouquets sur son étal, me tira par la manche :

— N'y va pas. Les bouchers, c'est les pires. Allez viens, je te paye un café.

Avec ses mèches multicolores, coiffées en pétard sur une bouille parsemée de tâches de son, la jeune fleuriste faisait honneur à sa profession : "De la couleur avant toute chose" semblait être son credo dans la vie. Elle portait une salopette qu'on aurait dite empruntée à la Croix Rouge, sur le déjà célèbre T-shirt blanc de Mango avec des Doc Martens vert pomme. Son look me plut instantanément.

— Salut. C'est cool. Merci.
— Allez, viens.

Cette rencontre allait s'avérer décisive, mais je l'ignorais encore.

Maitena m'entraîna à l'arrière de son stand. Une cafetière électrique achevait de passer six tasses d'un café dont l'arôme couvrait presque totalement les senteurs florales de la boutique.

— Je ne devrais pas faire de café ici, ce n'est pas bon pour le commerce, mais je ne peux pas m'en empêcher et celui des distributeurs, j'te raconte pas.

Nous nous posâmes sur deux pliants. Maitena scruta quelques instants mon visage, tandis que je me réchauffais les mains à la chaleur de ma tasse.

— Ça me regarde pas, mais tu sais où aller ? Tu vas coucher où ce soir ?

Je lui rendis son regard scrutateur et finalement dis:

— J'ai un cousin qui habite par ici, seulement je ne sais pas si...
— Pas la peine de me raconter des craques, tu sais. Moi aussi, j'ai fichu le camp de chez moi, il y a deux ans.

Mon regard s'éclaira un instant, mais ma courte expérience m'avait déjà appris que dans la vie c'est généralement donnant donnant et je répondis durement :

— Qu'est-ce que tu me veux ? J'te préviens, j'aime pas les filles.
— Qu'est-ce que t'en sais ? T'as déjà essayé ? Il ne faut jamais dire fontaine... tu connais ?
— C'est pas tes oignons.
— OK, d'accord. je retire ce que j'ai dit. Tu veux encore du café, Machine ?
— Ella. Je m'appelle Ella Lloq.
— Moi, c'est Maitena Bous.

Nous nous regardâmes avant d'entrechoquer nos tasses.

— Bienvenue à Madrid, Ella Lloq.
— Merci, Maitena Bous.

Puis nous partîmes d'un grand éclat de rire.

— Tu veux faire quoi, ici à Madrid ?
— Je sais pas, de la danse, de la musique, de la pub, du ciné, faire la fête, m'éclater, quoi.
— Eh ben, en voilà un programme ! Et tu sais faire quoi, de tout ça ?
— À part la fête, rien.
— Ça promet. Et puis, t'as quel âge, d'abord ?
— Ça, ma vieille, c'est top secret.
— Ouais, je vois, l'âge de faire des conneries, mais pas de les assumer, hein ?

Maitena me regardait les yeux à demi-fermés.

— Remarque, avec le physique que t'as, tu pourrais faire n'importe quoi, c'est clair, t'es vachement belle. Écoute, j'ai peut-être un plan. Le soir, je fréquente un petits groupe d'étudiants et d'artistes en herbe. Il y en a deux qui sont peintres et cherchent des modèles. Bon, bien sûr, c'est un peu olé olé, mais faut ce qu'il faut, hein ? Si tu veux, je te les fais rencontrer ce soir.

Je hochai la tête avec vigueur, tout en avalant le reste de ma tasse de café. La vie d'artiste et de bohême, c'était mon rêve. La peinture, pour moi, c'était les tableaux sombres et poussiéreux de saints et de vierges chez les bonnes sœurs, mais si ça pouvait me nourrir, au moins dans les premiers temps... Alors, dans un geste spontané, je claquai deux bises sonores sur les joues constellées de son de Maitena.

— Eh bien, tu vois, quand tu veux, me dit celle-ci, des lumières dans les yeux.

(1) succès d'Alaska et Dinarama de 1986. Traduction en vers de mirliton :"Entre mauvais et bon/pour moi plus de salut/Entre vice et vertu/je me trouve perdue/Hélas, ma perdition/sera sans rémission".
(2) Flatterie, ingénieuse, poétique ou vulgaire, à connotation sexuelle plus ou moins prononcée, adressée oralement et publiquement à une femme par un homme. L'inverse existe, mais est beaucoup plus rare.

à suivre...

©Pierre-Alain GASSE, mai 2010.