Des longueurs d'avance
Au commissariat, ce jeudi matin, c'est la routine habituelle : de la viande saoule en cellule de dégrisement, dans la cage, deux ou trois putes surprises à racoler du côté de la Gare et, dans mon bureau, un petit dealer ramassé à l'entrée de son lycée. Rien que du menu fretin. C'est moi qui suis de permanence et le Commissaire n'est pas encore arrivé. Comme dab' !
À neuf heures trente, l'une des lignes directes avec les établissements sensibles sous surveillance continue se met à clignoter. Moi, qui sirotais un café en laissant moisir mon client sur sa chaise, je jette un coup d'œil sur le voyant : Banque de France ! Allons bon ! Encore une alerte à la bombe. Depuis l'entrée en vigueur du plan Vigipirate, niveau rouge, ça n'arrête pas. Le clignotement s'accélère. Merde ! Un braquage ?Je vide mon café d'un trait, en me brûlant la langue au passage, et j'appuie sur deux boutons du standard téléphonique : une sonnerie stridente retentit dans le commissariat et bientôt le planton entre dans le bureau :
— Christelle, mettez-moi cet oiseau en cage et tout le monde sur le pont. On sort.
Dans les bureaux, chacun ouvre les tiroirs pour récupérer son arme et la mettre dans son holster.
Je suis déjà dans le hall, portable à l'oreille, cherchant à joindre le directeur de la Banque de France. Je m'adresse à mes hommes :
— Alerte à la Banque de France. C'est tout ce qu'on sait pour l'instant. Trois équipes sur place : Sim et moi. Duvauchelle et Lamy. Poitrenaud et Samzun. Les autres en standby. Gilet pare-balles pour tout le monde.
Sa mutation à Rennes, après son exil lannionnais*, avait valu à la Briochine Bénédicte Plassard de retrouver à la P.J. rennaise, un collègue avec qui elle avait fait ses premières armes* : Simon Le Lagadec, surnommé Sim sans autre raison que la commodité.
Le Commissaire Dutertre n'avait pas tardé à comprendre qu'il fallait reformer une équipe qui avait jadis donné entière satisfaction à son collègue de promotion Le Puil, jusqu'à la mutation disciplinaire de Bénédicte dans le Trégor.
Et c'est ainsi que l'on avait vu renaître ce duo improbable d'une belle plante brune de près d'un mètre quatre-vingt en jean, T-shirt moulant et blouson de cuir, aux côtés d'un petit gros affublé d'un informe costard en velours côtelé, hiver comme été. Sans compter le bout de bois de réglisse que le bonhomme mâchonnait à longueur de journée pour tenter de se désintoxiquer de son paquet quotidien de gitanes maïs sans creuser davantage le trou abyssal de la Sécu.
Dans la Mégane du service, gyrophare bleu sur le toit et pare-soleil rabattu pour faire apparaître la mention "POLICE", Sim conduit pied au plancher, surfant sur la vague du trafic matinal encore dense à cette heure, à travers la ville de Rennes. Ça lui rappelle ses années de pilote de rallye. Comme quoi, rien ne se perd. Derrière, les autres tentent de suivre. Moi, accrochée de la main droite à la poignée de maintien, je téléphone de la gauche. Pas moyen de joindre la Banque de France. Ni le standard, ni le portable du Directeur. Ça sonne occupé de partout. Je m'apprête à laisser un message quand finalement, le dirlo décroche :
— Capitaine Plassard, Police Judiciaire. Nous avons reçu un code 3. On est en route. Que se passe-t-il ?
— C'est une guichetière qui a actionné l'alerte sur demande de deux convoyeurs de la Funds. Ils commençaient à charger des sacs de pièces. Leur collègue les attendait au volant du fourgon, moteur en marche. À leur premier voyage, plus de fourgon. Évanoui, volatilisé. Sans un bruit. Sans une détonation.
— Vous pensez à quoi ?
— Ou le chauffeur a déverrouillé une portière parce qu'il connaissait celui qui le lui a demandé (usurpation d'uniforme, complicité interne...) ou il s'est fait la malle tout seul avec son fourgon.
— Et...
— Et on est dans la merde, parce qu'ils venaient de charger onze millions d'euros avant les pièces.
— Waouh ! Mais le fourgon est traçable, non ?
— Le fourgon va être abandonné très rapidement.Mon téléphone clignote pour un double appel.
— Bon, je vous rappelle, j'ai le Directeur de la Funds en ligne.
— Allô, oui ?
— Nous venons de localiser notre fourgon dans la ZUP Sud, à l'arrêt, rue Mathurin Méheut, en face du n° 35. Le GPS a été déconnecté, mais nous avons un mouchard traceur qui a parlé.
— Bien reçu. Nous y allons de suite.Je préviens par radio mes deux voitures suiveuses et elles modifient aussitôt leur itinéraire, pour arriver, moi par le haut de la rue, une autre par le bas et la dernière par une rue transversale. C'est un sens unique, mais on ne sait jamais.
J'ai fait taire les sirènes, enlever les gyrophares et relever les pare-soleil. Mais les hommes ont passé leur brassard de police et enfilé leur gilet pare-balles.
Les trois voitures stoppent en crabe autour du fourgon. Les hommes descendent et progressent, arme à la main, à l'abri des carrosseries des véhicules en stationnement.
Hélas, le fourgon est vide. Vide devant : pas de chauffeur. Vide derrière : porte déverrouillée et compartiment délesté des onze millions d'euros de billets neufs aux numéros non encore répertoriés. De rage, j'en donne un violent coup de pied dans un bas de caisse qui ne m'a rien fait.
— Putain ! Il nous a bien eus, ce petit con ! Bon, une équipe pour les constatations : Duvauchelle et Lamy. Vous sécurisez le périmètre et attendez les gars du labo. Les autres, on rentre.
- Cf.Quand Mam Goz s'en mêle, 2008.
(à suivre)
©Pierre-Alain GASSE, 2010.