SECTION 14

Les Iles du Salut sont situées à environ 15 km au large de la côte, en face de Kourou...

L'île du Diable, qui du temps du bagne de 1852 à 1954, était le lieu d'isolement des prisonniers “politiques” ; puis l'île Royale, la plus grande, et où se tenaient les bâtiments d'administration et de gestion et de prisons ; et enfin l'île St Joseph sur laquelle étaient déportés en “réclusion” les bagnards condamnés pour des meurtres et des délits commis durant leur “séjour” en Guyane...

L'on accède à l'île Royale depuis l'embarcadère de Kourou, en “excursion”, par un Catamaran qui fait l'aller le matin à 8h et le retour le soir à 17h... La traversée dure un peu plus d'une heure.

Au départ, à mesure que l'on s'éloigne de l'estuaire du Kourou, et que l'on avance vers le large, une petite houle “balance” le catamaran et l'océan atlantique est couleur de boue claire. Sur les rives de l'estuaire et le long de la côte ce n'est que verdure luxuriante : racines, branches, arbres et végétaux enchevêtrés forment une barrière infranchissable d'un vert puissant surgi de la vase et de la boue... Je comprends que les premiers navigateurs venus aux abords de ces côtes aient été effrayés, et ont hésité à pénétrer dans ces estuaires envasés, car sur des dizaines de kilomètres, se profile cette côte inhospitalière. Néanmoins il y a à Kourou, tout de même, une belle plage assez vaste... Mais les fonds, jusqu'à une trentaine de kilomètres au large de la côte Guyanaise, ne dépassent pas les vingt mètres et sont très envasés, donc peu propices au mouillage...

Déjà depuis la sortie de l'estuaire du Kourou, l'on aperçoit dans le lointain les îles : des “rochers verts” dont l'un est nettement séparé des autres...

Durant la traversée souffle un vent presque “frais” et assez “fort” si l'on peut dire... Et la houle se renforce, l'océan devient “bleu turquoise”... Vers 9h, le catamaran accoste en face d'un modeste “quai”... Alors commence la promenade du tour de l'île Royale par un chemin qui longe une côte de rochers noirs et chaotiques, sous une haie de très hauts palmiers garnis de noix de coco... Puis le chemin s'éloigne un peu pour “monter” vers l'intérieur de l'île à travers les arbres géants, les fourrés, les sous bois touffus, et une végétation luxuriante... Ici dominent partout sur ces îles, les palmiers géants, et l'on en voit pousser directement à partir d'une noix de coco au sol...

Lorsque les taillis s'éclaircissent l'on voit courir en grand nombre des agoutis, peu farouches mais lestes... Mais ces animaux totalement inoffensifs, ne sont pas cependant “de très bonne compagnie” : ils véhiculent dans leur pelage des colonies de puces, et ces puces sautent dans les herbes puis s'infiltrent sous la partie supérieure de l'épiderme des promeneurs qui frôlent les herbes de leurs chevilles... D'où la nécessité de porter un pantalon qui descend jusqu'au talon.

Sur la partie la plus élevée de l'île Royale, l'on trouve bien sûr les vestiges du pénitentier (mais ici ces vestiges sont entretenus), les maisons des anciens gardiens et administrateurs “refaites à neuf” et aujourd'hui occupées ; une auberge et de grands espaces herbeux ombragés sous le feuillage de gigantesques manguiers... Et la citerne (ou du moins ce qu'il en reste) : cette citerne a été creusée par les bagnards, elle contenait 6000 mètres cubes d'eau et elle était empierrée et cimentée sur son pourtour... Aujourd'hui elle n'est plus qu'une nappe d'eau verte, noire et croupissante totalement recouverte de sortes de grands nénuphars, de végétaux, de racines et de mousse...

C'est là, sur un pan de mur disjoint, tout gris, tout fissuré, en plein soleil de midi, que j'ai pu observer un long moment, et d'assez près, une “troupe” d'iguanes en lents mouvements, la tête bien relevée, évoluant le long de ce mur fracassé...

Le bagne de Hobbart en Tasmanie, du temps de l'empire colonial Britannique au 19ème siècle, était-il plus terrifiant que le bagne de Guyane Française?

L'on peut penser que nos “brillantes” civilisations Européennes et “blanches” ont rivalisé en matière d'emprisonnement, de travaux forcés, de bagnes, de tortures et de traitements inhumains à l'encontre de “gueux”, de voleurs et d'assassins...

Mais je crois aussi que les autres peuples dits autrefois “sauvages” et “non civilisés”, ont eux aussi dans leur histoire, dans leur passé millénaire, fort maltraité leurs exclus, leurs prisonniers, leurs ennemis... Et que nous ne savons sans doute “pas grand chose” de leurs “pratiques” en ce qui concerne les traitements qu'ils devaient s'infliger entre eux...

De toute manière, subsistent de nombreuses traces, d'écrits, de documents et de vestiges, de la cruauté, de la barbarie, de la violence, des misères et de la souffrance imposés à des êtres de tous les pays du monde, tout cela pratiqué depuis le début de l'histoire de l'humanité...

Le monde animal et le règne végétal sont sans doute moins “barbares” que le monde de l'humanité, même si s'impose en un âpre combat pour survivre, la violence, la cruauté et la loi du plus fort...

Il y aurait dans le monde de l'humanité, “quelque chose de démoniaque”... Comme venu du fin fond d'une “intelligence du mal”, souveraine et endémique, traversant les millénaires d'histoire et toutes les civilisations, les plus “brillantes” comme les plus “primitives”...

Le “voyage en Guyane” en “billet aller seulement” des bagnards du pays de France (et de ses colonies) durait à peu près un mois depuis St Martin de Ré, à fond de cale et enchainés qu'ils étaient dans la crasse et dans la vermine, tels sur les “négriers” du 18ème siècle... Le siècle des Lumières, de Voltaire et des philosophes...

Le voyage vers la Tasmanie était autrement plus long (plus de vingt mille kilomètres jusque de l'autre côté de la Terre et cinq ou six mois de navigation...)

60% des prisonniers mouraient en route dans les bateaux-bagnes de la grande nation Britannique porteuse de la civilisation à travers les océans du monde...

L'évasion du bagne d'Hobbart était encore plus problématique, et quasi impossible, en comparaison des “espérances” que l'on pouvait avoir de quitter le bagne de l'île St Joseph en Guyane Française... Car un détroit vingt ou trente fois plus large que la distance séparant Kourou des Iles du Salut, sépare la Tasmanie de la pointe méridionale d'Australie du Sud. Un détroit battu par des vents d'une puissance extrême, hérissé de hauts fonds rocheux et de récifs, et sous un climat quasi polaire en hiver...

C'est dire, de la France comme de l'Angleterre, à quel point ces deux pays en particulier, avaient à coeur et en esprit, de déporter aussi loin leurs “rebuts de l'humanité”... Et de les y faire crever...

L'on accède à l'île St Joseph par un canot pneumatique à moteur pouvant transporter douze personnes au maximum... La traversée est courte mais tumultueuse et l'on est “bien douché”! Le départ a lieu à 14h 15 et le retour est prévu à 16h 15, ce qui est largement suffisant pour faire le tour de l'île et voir les ruines du “plus terrible” des bagnes Français...

Même paysage, mêmes rochers noirs, même eau “bleu turquoise” qu'à l'île Royale... Mais les grands arbres (angéliques, bois-cathédrale, manguiers, fromagers,palmiers géants) et autres espèces végétales y sont encore plus impressionnants... Et que de noix de coco par terre!

Dans un décor de “science fiction épouvante sur une planète chaude sur laquelle règne un “enfer vert”, dans un silence qui “vous prend aux tripes” et vous glace... Dans les enchevêtrements et la démesure de ces branches en “bras de pieuvre” et de ces arbres aux racines qui rampent au sol comme de longs tuyaux tordus en tous sens... Surgissent des pans de vieux murs couverts de traces noires et brunes, des grilles et des barreaux, des charpentes de fer rouillées et disjointes, d'anciens hangars disloqués au sol cimenté et fissuré que la végétation a envahi... Et à l'entrée du bâtiment principal, au dessus d'une voûte surmontée d'un fronton de pierre moisie, cette inscription en grosses lettres gravées et encore bien lisibles : RECLUSION...

Ce mot “RECLUSION”, m'a atteint au plus profond de moi même, comme une bombe qui aurait éclaté dans mon âme et m'aurait “vidé la tête”...

J'ai imaginé, sous la couche épaisse et noire de moisissure qui recouvre les murs des cellules, ces inscriptions de bagnards qui jadis témoignaient de leur “vie intérieure”, de leurs rêves, de leur folie... Mais tout cela, disparu à jamais, anonyme et sans aucune “postérité”... Peut cependant être perçu et comme “écouté”, de nos jours et pour toujours...

Albert Londres, dans son oeuvre d'écrivain et de journaliste en son temps, au début du 20ème siècle, a recueilli lors d'un reportage sur le bagne de Guyane, les paroles de quelques bagnards... Certains, certes, étaient des “bêtes féroces” ayant commis des crimes atroces, mais d'autres n'étaient que des malheureux (innocents ou condamnés sans preuves)... Les témoignages sont véridiques, bouleversants et “immortalisés” dans son livre “Au bagne”...

J'ai vu de part et d'autre d'un long couloir et de murs éclatés, dans ce silence oppressant et comme suspendu dans le temps, dans cette moiteur étouffante et sombre d'un air confiné sans aucun souffle de vent, ces cellules de réclusion “spéciales” ou plus précisément ces cachots étroits, totalement fermés, destinés aux bagnards condamnés par le “tribunal maritime” du pénitentier à vingt premiers jours d'isolement absolu dans le noir... Ces terribles cachots n'ayant d'autre ouverture que le “trou de cheminée” au dessus, laissant passer l'air, et un autre “trou” dans la porte du cachot, obturé par un petit volet glissant afin de faire passer la “pitance”... (au delà de 20 jours d'obscurité absolue, le prisonnier devenait aveugle)...

Et à la suite de ces cachots, les autres cellules d'isolement, surmontées de grilles et de barreaux de fer sur lesquels marchaient les gardiens afin de ne laisser aucune intimité possible au bagnard... Qui était insulté, humilié, recevait urine et crachats des gardiens...

Toutes ces cellules à grilles et à barreaux sont aujourd'hui envahies de troncs d'arbres, de racines ; couvertes sur leurs murs épais de moisissure noire, et c'est étrange de voir à quel point les branches et même les troncs ont “négocié” dans leur développement anarchique, sauvage et brutal, leur passage au travers des barreaux (qui sont non pas écartés mais pris dans le bois)...

... Je crois qu'il n'y aura jamais de “conclusion possible” dans aucune évocation littéraire ou autre, dans aucun récit, aucune description, et cela de tout temps à jamais... De cet “enfer des hommes” dont la trace témoignera toujours de son absurdité, de sa démence, de son inutilité...

Aux yeux de la plupart des gens en France et en Europe et sans doute de partout dans le monde, lorsque l'on parle de la Guyane, c'est pour dire qu'il y avait là l'un des bagnes les plus terrifiants de l'histoire de l'humanité... Et c'est l'image du bagne, qui prédomine... Et aussi, avec le bagne, les moustiques, la chaleur étouffante, les pluies diluviennes, les serpents... Et “l'enfer vert” de la forêt Amazonnienne...

La Guyane, ce n'est “pas tout à fait cela”... C'est un pays de la Terre, notre planète... Même si pour un Européen des latitudes moyennes cela paraît être “une autre planète” avec d'autres paysages, d'autres arbres, d'autres animaux...

C'est un pays où vivent des gens ; des peuples qui sont là, mélangés certes et parfois “occidentalisés”... Des peuples venus aussi d'Afrique et d'Europe et d'Asie, d'Indonésie...

C'est un pays où l'on peut vivre aussi bien (ou aussi mal) qu'ailleurs... Un pays où l'on parle, où l'on rencontre, où l'on échange, où il n'y a pas “d'étranger”, où l'on travaille, où l'on demeure... Un pays qui est beaucoup plus d'Amérique du Sud, y compris la ville de Cayenne, que de nulle part ailleurs sur la Terre...

C'est un pays que les “Tour-opérateurs” et les agences de voyage n'ont pas “programmé” dans leurs listes de destinations touristiques, et ne vendent donc pas à leurs clients Européens ou Nord Américains, qui pour la plupart d'entre eux se voient proposer des “séjours idylliques” dans des palaces 4 étoiles avec en prime ou surprime des circuits organisés en cars climatisés...

Du point de vue purement touristique, la Guyane n'a rien à voir avec la Guadeloupe, la Martinique ou l'île de la Réunion... Les infrastructures de tourisme sont peu développées. Les seuls lieux fréquentés et quelque peu aménagés sont ceux qui ont été ingénieusement arrangés par des Européens, des Asiatiques ou des Amérindiens ou des Créoles “un peu aventuriers” (et amoureux de la nature) vivant en Guyane...

Il existe bien cependant des livres, des guides, des brochures, vendus en librairie sur la Guyane mais certains de ces ouvrages donnent parfois des indications, des précisions, des informations essentielles qui diffèrent entre elles ou même se contredisent...

Ici s'ouvrent des espaces de communication étrangement fluides et intemporels, alors que d'autres espaces ailleurs semblent fermés ou cloisonnés – pour ne pas dire “barricadés”- ou devenus inaccessibles parce qu'on les a quittés pour un temps...

Dans le département des Landes en France, on dit “adichat” pour “adieu”...

En Guyane je ne sais pas comment on dit... Je ne sais plus très bien d'ailleurs, ce que veut dire “adichat” ou “adieu”...