Passer sa vie à écrire des livres que l'on publie, produire un site ou un blog, dialoguer sur les forums du net... Pour des personnes qui ont un environnement familial ou social inexistant ou très réduit, épisodique, sans consistance réelle ni stabilité... C'est vivre comme un voyageur qui marche sans être rattaché à une caravane. Les êtres de rencontre ou de passage ne sont alors pour ce voyageur que des interlocuteurs occasionnels qui eux, sont de quelque caravane.

Le plus essentiel de tous les environnements relationnels est celui de la famille, et par la famille, le lien générationnel. Ce lien là fonctionne comme un fil entre les êtres que ce fil relie. Et par le fil circulent les souvenirs, la mémoire de ce qui fut, la transmission orale ou écrite de l'information et des évènements concernant les personnes, la pensée, l'oeuvre accomplie, la volonté de durer et de devenir, le futur de l'être lui-même...

Lorsque disparaissent les anciens, il y a cette continuité générationnelle existant en ligne directe ou collatérale, par la descendance : les fils, les filles, les neuveux et nièces puis leurs enfants...

S'il n'y a pas de descendance, si la personne elle même ou son fils ou sa fille est le dernier maillon de la chaîne et demeure sa vie durant ce dernier maillon, alors le fil est coupé, et disparaît le plus essentiel de tous les environnements relationnels.

En l'absence d'environnement familial ou à l'extérieur d' un environnement familial très réduit ou recomposé ou disparate et qui de surcroît se délite, il peut exister cependant un environnement d'amis ou de connaissances proches constitué de personnes que l'on voit et revoit, presque comme dans une famille... Alors si cet environnement là existe, l'on peut considérer qu'il se substitue dans une certaine mesure à un environnement familial inexistant ou réduit ou dilué...

Beaucoup de gens en réalité n'ont pas ou n'ont plus d'environnement familial d'une part; mais n'ont pas non plus vraiment d'environnement social (amis proches, connaissances et relations durables)... Car ce qui relie les gens le plus souvent ne ressemble qu'à des croisements de chemins où l'on se dit bonjour, où l'on échange quelques propos, où l'on décide de faire deux ou trois kilomètres ensemble... Mais les pas des uns et des autres s'effacent peu à peu sur le chemin parcouru et l'on ne se retrouve plus... Ainsi se présente dans toute son aridité, la vie de celui ou celle dont l'environnement relationnel se délite : le voyageur est solitaire, rejoint une caravane puis une autre, mais les caravanes passent, s'étirent, se morcellent...

Lorsque se réduisent ou s'effacent les perspectives relationnelles, que certains êtres auprès desquels on a investi sa capacité affective, émotionnelle et spirituelle s'éloignent, et que passent les saisons puis les années ; il se forme alors comme une brume noire ne venant sous notre ciel au début, que sous l'apparence d'un voile transparent de poussière légère... Mais le voile s'opacifie peu à peu, la brume noire s'épaissit et devient avec le vieillissement de l'être, un brouillard de silence et de nuit... Et les souvenirs affluent, éclatent comme des fleurs d'automne dans une lumière de jour qui parvient encore à traverser le brouillard de nuit et de silence, puis viennent se briser sur une réalité abrupte et aride comme des vagues aux crêtes blanches sur une côte rocheuse...

Lorsque se réduisent ou s'effacent les perspectives relationnelles, que le chemin générationnel débouche comme au bord d'un haut plateau sur un abîme ; que tout ce que l'on peut transmettre de soi, de sa vie, de sa pensée, de ses émotions, n'est plus qu'un livre perdu dans les rayonnages d'une immense bibliothèque... Alors quel est le sens réel d'une oeuvre personnelle, littéraire ou artistique reconnue ou non reconnue?

Certains écrivains, peu à dire vrai... Ont, à un moment de leur vie, cessé d'écrire. Il y en a même qui ont détruit une partie de ce qu'ils ont produit, et sans aucun doute d'autres qui ont tout détruit... Pour d'autres raisons peut-être, que la disparition de perspectives relationnelles.

Les gens heureux ou qui croient être heureux, ceux qui ont dans la « consensualité du monde » des repères, des certitudes, des convictions, des relations... N'ont jamais, je crois, cette tragique lucidité qu'ont parfois les enfants qui ont commencé à penser trop tôt à cause de ce qu'ils ont vu et ressenti du monde...