SUR LE VILLE DE MARSEILLE LE 31 AOUT 1961

      Le 31 Août 1961 sur le bateau qui nous ramenait à Alger, après les vacances d'été passées en France, deux mois dans les Landes à Tartas, ma mère et moi chez mes grands parents Suzanne et Georges Abadie ; un mois à Cahors et dans le Lot pour mon père... Nous nous trouvions en compagnie d'autres “métropolitains” et d'Algériens, Espagnols, Italiens, soldats de 2éme classe ; entassés sur l'avant pont des 4èmes classes, installés sur des chaises longues réparties par rangées ou formant des îlots, dans les deux niveaux de la cale du “Ville de Marseille”, en dessous du pont...

La traversée durait 20 heures entre Marseille et Alger. Vers midi ce jeudi 31 Août, nous quittâmes le port de Marseille, laissant derrière nous le château d'If, puis la côte qui s'effaçait rapidement dans l'éblouissement et la luminosité de l'air.

Jusqu'au soir, nous demeurâmes tous sur l'avant pont, contemplant la mer toute bleue frangée d'écume sous un soleil de plomb. Nous étions debout ou assis serrés sur des rouleaux de cordes et par moments nous avancions jusqu'à l'extrémité du pont. Par dessus le bastingage, nous regardions la coque du navire fendre les flots à la vitesse de 40 kilomètres à l'heure environ.

L'arrivée à Alger était prévue pour le lendemain vers 8 heures.

Sur l'avant pont où toutes sortes d'appareillages étaient répartis en tous sens, il n'était guère possible d'installer les chaises longues, et nous n'étions pas pressés de nous confiner dans la chaleur accablante des cales...

Les soldats du contingent formaient des groupes assis en cercle autour de leur “popote” et de leur “barda”, se passant entre eux des quarts de vin ou des flacons en fer contenant de la “gnole”. Ils avaient des discussions très animées et l'on entendait une phrase qu'ils prononçaient répétée, scandée et “du fond de leurs tripes” dans les accents de toutes les régions de France : “La quille, bordel!” Ils partaient pour la plupart d'entre eux dans le “bled”, pour une durée de 16 mois ; ou revenaient de permission avec le “mal du pays”, beaucoup de tristesse et de peur. Sur certains visages transparaissait cette innocence blessée d'une enfance qui n'a pas encore intégré dans son esprit l'absurdité et la complexité du monde...

A écouter les conversations, l'on sentait naître dans l'esprit de certains de ces “troufions” à peine âgés de 20 ans, un sentiment d'impuissance et de révolte en face de cette “sale guerre” qu'on les obligeait à faire : tuer ou être tué, “casser du bougnoule”, torturer, incendier des villages, participer à des expéditions punitives, effectuer d'interminables tours de garde dans des guérites où quelques uns de leurs camarades étaient retrouvés au matin égorgés ou le ventre ouvert...

Quelques uns de leurs lieutenants ou personnages “importants”, se comportaient parfois comme ces “barbouzes” anciens d'Indochine ou nostalgiques du régime de Vichy et de la Milice... Et l'on percevait nettement par leurs réflexions, toutes les horreurs dont ils avaient été les témoins, et l'on comprenait leur colère, leur malaise, leur révolte... Ils jetaient par dessus bord des bouteilles de bière ou d'autres détritus avec violence, se montraient agressifs et injurieux envers une “patrie” et un “système” qu'ils rejetaient en bloc, prenant parfois à partie ces “Pieds Noirs” dont la plupart d'entre eux cependant sur ce bateau n'étaient que de “petits blancs” pauvres, ouvriers ou employés d'état...

Par la présence de ces soldtas du contingent, l'on recevait en pleine figure la réalité brutale de cette guerre absurde.

Dans la soirée nous prîmes peu à peu nos quartiers afin de passer la nuit dans les cales situées juste en dessous du pont, sur nos chaises longues au milieu de nos bagages.

Et c'est là que, dans un groupe de plusieurs familles, nous fîmes la connaissance de Roger Darmon et de sa femme Mireille ; de leur fille Micheline, et d'un homme plus jeune que Mireille et que Roger, qui s'appelait monsieur Rata...