VERS LE SUD ALGERIEN PAR LES GORGES DE LA CHIFFA

     Ma cousine Janette était à l'âge de 22 ans, une jeune femme très belle et très élégante, avec un visage assez typé, ovale, encadré de cheveux noirs noués sur sa nuque en un chignon orné d'une barette. Sa silhouette était ravissante ; ses jambes des modèles aussi parfaits que ces « jolies guiboles » en vitrine portant des bas... Elle me faisait penser à l'un de ces mannequins très chics des boutiques de prêt à porter, mais vivante et en même temps « virtuelle », imputrescible...

De caractère elle était fascinante, énigmatique, secrète, fantasque, sensible et intelligente. Je voyais en elle une « définition de la femme » mais encore, une sorte « d'erreur de la nature » très émouvante et peut-être un peu inaccessible, parce que mystérieuse et comme drapée dans un voile que l'on aurait rêvé de traverser pour étreindre sa féminité.

Mon père l'aimait beaucoup : elle était sa filleule. A Tunis, le jour où nous avions appris à l'époque, son accident de solex, par un télégramme nous annonçant qu'elle se trouvait dans le coma ; mon père fut si durement éprouvé que, trois jours et trois nuits durant, il ne put ni manger ni dormir, demeurant suspendu aux moindres nouvelles, prostré devant le téléphone dans un état de léthargie et de désespoir.

Lorsque cet accident ne fut plus qu'un souvenir, nous nous disions entre nous « elle revient de loin »... En fait Janette demeura 15 jours dans un coma profond à la clinique de Saint Sever dans les Landes. Ce fut un accident tout bête : le moteur du solex s'était bloqué, immobilisant brutalement la roue avant, et Janette fut projetée. Elle eut un traumatisme crânien. Elle sortit du coma et recouvra peu à peu tout ce qui semblait à jamais perdu...

Durant ces vacances scolaires d'avril 1961, mon père s'était arrangé pour obtenir des jours de congé et nous avait proposé un voyage dans le Sud Saharien avec Janette jusqu'à Gardaïa si possible. Un trajet d'environ 750 kilomètres par la route du Sud, en voiture (la 403 Peugeot achetée à Tunis par mon père) jusqu'à ce poste avancé du pays des Touaregs. La 403 verte, immatriculée alors 688 JK 9A, avec ses parechocs chromés et son moteur à toute épreuve, était réputée « increvable ».

Selon les informations qui nous avaient été communiquées par la police militaire de Blida, pour la traversée de l'Atlas Tellien, des hauts plateaux et de l'Atlas Saharien jusqu'à Laghouat, la route était à peu près sûre parce que les convois militaires, les postes de l'armée Française, les contrôles et les barrages rendaient les opérations de guerrilla et les embuscades, assez difficiles à mener. Et de plus, les troupes de l'armée Française occupaient les villages, les campagnes... Mais au delà de Laghouat, sur la piste du grand sud, les « willayas » (structures militaires, administratives et économiques de l'Armée de Libération Nationale) « tenaient quartier » et contrôlaient des régions entières, coupant ainsi la route du pétrole d'Hassi Messaoud.

Nous partîmes donc, un matin, au lever du jour, par le défilé des gorges de La Chiffa, que l'on empruntait accompagné dans le convoi militaire. La route était étroite, taillée dans la roche. Un ravin très profond à la pente abrupte recouverte de broussailles sèches, dont on ne voyait pas le fond, s'ouvrait au bord de la route, sans aucun muret de protection. Et la route se trouvait par endroits affaissée, crevassée, bordée de l'autre côté du ravin par des falaises déchiquetées de roches brunes, violettes, grises. L'on apercevait aussi sur les hauteurs chaotiques, des cheminées dentelées surmontées de blocs irréguliers menaçant de s'écrouler. Tout en haut en levant la tête, et par le toit ouvrant de la 403, nous voyions une bande de ciel bleu et blanc qui semublait voler comme une longue écharpe lumineuse...

Puis à la sortie du défilé, nous entrions dans une petite cuvette encaissée entourée de montagnes pelées et nous arrivions alors à Médéa, de l'autre côté de cette partie de l'Atlas Tellien.

Après Médéa commençait la traversée des hauts plateaux surmontés de tables de roche et de pics, puis à l'heure de midi nous fîmes halte à Berrouaghia, un gros bourg de maisons blanches et carrées, sans toiture, bâties en torchis et peintes de chaux vive. Un village vraiment Arabe, avec sa mosquée, ses fenêtres en ogives, son marché pittoresque où l'on ne vendait que les produits locaux. Nous dûmes nous coller le long d'un mur blanc, tant l'ombre se trouvait courte à cette heure du jour : passé l'équinoxe de mars, le soleil ici montait déjà très haut dans le ciel. Notre repas ne fut qu'un « casse croûte » et nous avons mangé debout, serrés contre le mur de la mosquée, des sandwiches aux merguez et des fruits. Mon père prit quelques photos, et la présence de Janette avait la magie de nous faire retrouver une atmosphère familiale, intime, agréable, émouvante, conviviale et détendue... Janette d'ailleurs, ne semblait pas du tout effarouchée par ce voyage improvisé, et elle était enchantée...