LES DIMANCHES DE JANVIER A BENI MERED

    Chez Champion l'un des rares livres que l'on pouvait trouver sur l'une des étagères très encombrées supportant toutes sortes d'objets divers, était la bible. Une vieille bible aux pages jaunies, écornées, déchirées ou trouées, et dont la reliure avait souffert des épreuves imposées par de hâtifs déménagements.

Dans notre appartement par contre et en particulier dans le salon où dormait ma mère, de nombreux livres pour la plupart neufs et reliés, étaient soigneusement rangés sur des étagères. Mais il n'y avait pas de bible, ni vieille ni jeune.

Je demandai un jour à Mireille de me prêter cette bible et me mis à la parcourir depuis le début. Je trouvais « assez barbant » la genèse et le deutéronome ; par contre Job, Daniel, Ezéchiel, les Rois, Isaïe, et le Lévitique, m'intéressèrent davantage, puis le Nouveau Testament avec les évangiles et les « paraboles ». J'y trouvais là dans tous ces textes qui me semblaient un peu « philosophiques » voire poétiques, un enseignement exceptionnel, une pensée profonde, juste et pertinente. Mais dans l'apocalypse cependant, ces histoires d'anges sonnant de la trompette dans le ciel, me faisaient bien rire et surtout ne me convainquaient guère! Je ne pouvais « gober » de telles « sornettes »!

Et je pensais que les livres des autres religions, le Coran, la Torah, étaient eux aussi des livres d'un enseignement d'une grande richesse... Avec sans doute comme dans la bible, des passages un peu moins « acceptables » et peu crédibles.

En somme, tous ces livres aussi « sacrés » qu'ils soient, ont été écrits par des hommes...

    Le dimanche après midi en hiver, lorsque les mois de janvier et de février nous donnaient déjà de belles journées douces et ensoleillées, ce qui arriva en 1960 et 1961 ; nous nous rendions mes parents et moi accompagnés de nos amis de Blida ou de personnes de notre immeuble, au village de Béni Méred situé à 6 km de Blida sur la route menant à Alger.

Il y avait dans ce village un Algérois de forte corpulence, très volubile, bon enfant, jovial et comique, qui tenait une petite guinguette où l'on pouvait s'asseoir dehors sous des tonnelles dépourvues de feuillage en hiver ; manger des merguez ou des côtelettes d'agneau grillées sur un énorme barbecue bricolé avec des fûts coupés en deux.

Après une courte promenade dans le village, histoire de « prendre un peu le soleil », nous nous installions tous ensemble autour de plusieurs tables regroupées, le patron apportait les cruches d'eau, la bouteille d'anisette, les baguettes de pain, les merguez et les côtelettes. Ainsi commençait une fête entre nous, qu'un accordéoniste parfois animait, et le patron sortait de ses cartons tous les « tubes » de la saison à la mode, qu'il nous passait sur son électrophone, mettait à notre disposition son « juke-box » qui « pétait le feu ». Et l'après midi s'écoulait, se « cristallisait » en gouttelettes de temps suspendues sur des fils de lumière... Nous avions alors une perception du temps qui n'était plus celle de la vie que nous menions durant les jours ordinaires de la semaine.

Nous étions en « bras de chemise », cols ouverts, sous un soleil éclatant, un ciel totalement bleu et l'air nous semblait tamisé car en janvier en Afrique du Nord, les rayons du soleil sont tout de même un peu obliques... Dans ces jours de janvier les thermomètres extérieurs indiquaient 20 degrés, l'après midi.

Il était particulièrement émouvant lors de ces sorties du dimanche après midi à Béni Méred, de nous sentir entre nous liés dans le partage de l'instant vécu en dépit des évènements et de l'actualité, uniquement préoccupés de vivre ensemble aussi intensément autour d'une table à la terrasse d'un bistrot de village, dans cette fête renouvelée et à chaque fois réinventée entre « pieds noirs » , « pathos » et Algériens... Et tout cela alors que nous étions de sensibilités différentes.

Cela tenait je crois, au fait que dans les situations habituelles de la vie quotidienne, il n'y avait jamais de heurts ou de discussions dégénérant en conflits, mais seulement quelques raisons d'avoir ensemble des relations de voisinage.