LES IMMENSES MARCHES DE L'HISTOIRE, CREUSEES DE FOSSES...

    Madame Champion avait été dans son enfance, élevée chrétiennement, et même si elle ne fréquentait plus l'église, elle avait tout de même envoyé sa fille au catéchisme.

Pour ma part je n'avais jamais reçu d'éducation religieuse, ayant été élevé dans un milieu laïque. Je n'avais donc à l'âge de douze ans, qu'une très vague idée de Dieu et de la religion. Mais je connaissais la diversité des religions et savais que dans le monde entier les gens croyaient soit en un être supérieur, un Dieu unique ou en plusieurs divinités.

Ce qui me choquait à la lecture des livres d'histoire, était l'interminable succession de toutes ces guerres de religion, avec le massacre de la Saint Barthélémy par exemple, ou l'élimination des Juifs par les nazis, ces luttes sanglantes des Chrétiens ou des Musulmans entre eux, ou encore l'inquisition avec ses horribles bûchers et instruments de torture...

Je ne comprenais pas non plus que les Blancs de l'Europe contemporaine depuis le 15ème siècle, et leurs rois, princes, seigneurs et gouverneurs « très chrétiens » avec la complicité ou l'appui de la « sainte église catholique et apostolique romaine » envoyaient des armées coloniales sur les autres continents et cherchaient par la force, la violence, la persuasion, à convertir à la foi Chrétienne des gens qui selon eux étaient des sauvages, des ignorants et des barbares. Pour l'Africain, le Mexicain ou l'Indonésien en ces temps de colonisation, de brutalité et de méconnaissance complète des civilisations étrangères ; le Blanc avait une peau qui sentait la viande pourrie, et une haleine pestilentielle à cause de ce dont il se nourrissait en le cuisinant à sa manière.

Aussi, « religion » était pour moi signe d'abomination et il m'arrivait de pleurer en pensant à tous ces peuples d'Amérique qui depuis des siècles selon une légende, attendaient le Dieu blanc barbu venu de l'autre côté de la « grande eau ».

Et tout cela un jour j'en parlai au curé de Montpensier parce qu'il était gentil et ne se fâchait jamais quand on lui disait « Dieu est un salaud ». Alors il m'expliquait que Dieu n'était pas du tout responsable de toutes ces abominations, de cette haine, de ce racisme et de cette violence ou de cette injustice du monde, et qu'en réalité Dieu aimait tellement les hommes qu'il leur avait donné le libre arbitre c'est à dire la possibilité de choisir eux-mêmes la voie qu'ils voulaient suivre, d'être responsables de leurs choix et d'en connaître les conséquences non seulement dans leur vie mais aussi dans la vie de leurs descendants. Il me dit « Y-a-t-il une meilleure preuve d'amour, d'un père, que celle qui consiste à laisser une telle liberté à ses enfants en prenant ainsi le risque de les perdre? »

Et puis il me raconta ce qui, selon les écritures, s'était passé dans le ciel, à l'origine, entre Dieu et un ange qui s'appelait Lucifer : ce Lucifer était comme Dieu lui-même, un « ange de lumière et de vérité » qui lui, ne voulait pas que Dieu donne à l'homme le libre arbitre car alors ce serait le chaos et un énorme gâchis. Mais Dieu a décidé de donner le libre arbitre à l'homme, et Lucifer est entré en opposition et en révolte contre Dieu, avec toute son intelligence et sa lumière, ses immenses connaissances utilisées désormais pour séduire l'homme et lui prouver que son « plan » est le meilleur, le seul, l'unique... « Sans le libre arbitre » poursuivit le curé de Montpensier, il n'y a pas de progrès, pas d'évolution, pas d'avenir. Dieu sait que l'expérience de la liberté est difficile, si difficile qu'à certains moments de l'histoire des civilisations, il vient un grand péril pour l'homme et tout ce qui vit sur la Terre. Mais le progrès, ce qui peut venir et se révéler meilleur, n'est possible qu'à ce prix là.

Vu sous cet angle là, avec cette notion de responsabilité et de libre choix, cela « cadrait » mieux avec ce que je ressentais naturellement. Cela me semblait donc plus conforme à mon entendement, à mes idées et à ma « vision du monde »...

Si je souffrais de la dureté de l'expérience et des abominations du monde, je comprenais mieux cependant pourquoi le monde était ainsi. Et dans un certain sens je rejoignais la croyance des Musulmans selon laquelle « l'enfer est déjà ici bas, dans l'expérience que nous traversons, mais par cette expérience, il sera donné à l'homme la connaissance et la révélation qui finalement sauvera l'homme ».

Je pensais également que dans toutes les religions, l'on retrouve des idées, des conceptions qui se ressemblent, et que par exemple l'on évoque l'amour, le salut, l'espérance...

Certes notre vie très limitée dans le temps, elle même inscrite telle un point minuscule dans l'immensité de l'histoire, nous donne l'impression que tout est figé dans une immobilité désespérante, que tout se suit, s'enchaîne, se renouvelle, mais ne change jamais de sens ou d'orientation, ne progresse que par petits sursauts de l'histoire très éloignés les uns des autres avec de grands fossés entre des marches aussi vastes que des plaines sibériennes. Mais je crois qu'à très long terme, il doit bien exister une sorte de ligne « ascendante » en ce qui concerne l'évolution de l'esprit humain. Une ligne cependant, très accidentée, très irrégulière et discontinue.