LE CURE DE MONTPENSIER

     Je m'entendais très bien avec Jean Jacques, le fils de madame Devémy. Ce garçon avait un an de moins que moi, mais la maturité d'un jeune homme de seize ans et presque la stature, car il était tout en muscles, de taille moyenne et trapu.

Il ne se mêlait que rarement aux bandes de jeunes du quartier, sortait peu de chez lui et d'ailleurs Mireille et moi le rencontrions occasionnellement.

Lorsqu'il se trouvait pris à partie dans une altercation avec d'autres jeunes de son âge, il ne cherc hait pas à relever des défis, attendait que « cela se passe » tout simplement. Cependant il avait à coeur de défendre ses amis, n'hésitant alors pas à intervenir directement avec une certaine autorité et de pertinentes réflexions.

Un jour il intervint dans une bagarre en laquelle j'étais mêlé et dans une position peu avantageuse. Il avait pris mon parti et empêché que la situation ne dégénère. Après l'incident il m'avait déclaré qu'il me considérait comme son meilleur copain.

      En hiver ou plus précisément dans les mois de décembre et de janvier, Mireille et moi nous nous rendions parfois le jeudi ou le dimanche après midi, au foyer des jeunes du village de Montpensier, au cinéma du curé où nous voyions sur grand écran en cinémascope quelques productions Hollywoodiennes des années 50 à « grand spectacle », de séries comédie, aventures ou drames et énigmes, en noir et blanc ou « technicolor »... Nous y amenions avec nous, avec l'autorisation de sa mère, Jean Jacques ainsi que d'autres garçons et filles de l'immeuble accompagnés parfois de leurs parents. Nous étions pour la plupart d'entre nous, assez turbulents et chahuteurs, nous bombardant par exemple durant l'entracte de boulettes de papier ou de grains de riz soufflés et projetés avec des corps de stylo bille. Après le film nous jouions au flipper avec des pièces de 20 francs (anciens), aux dames, dominos ou échecs.

Le curé, un homme d'une cinquantaine d'années, une figure emblématique assez originale et médiatique, de grande stature, à la voix de tonnerre, autoritaire mais « bon enfant » en même temps , présidait à toutes les activités de loisirs des jeunes de la cité.

Et ce curé là, nous le trouvions si percutant et si réaliste dans ses sermons et dans ses discussions philosophiques, qu'il nous arrivait même à la grande surprise de nos parents « athées », d'assister à la messe dominicale. Bien sûr nous ne nous livrions jamais à toutes ces simagrées, génuflexions et signe de croix, comme certains paroissiens dévots et fidèles qui eux, ne semblaient guère touchés par le sens du message, un sens profond et émouvant, d'une grande vérité...

Assurément ce curé était un brave homme! Courageux en ces temps de troubles et de combats, de passions exacerbées et de racisme ; il osait dire ce qu'il pensait et qui n'était pas dans l'esprit des gens en général. Avec lui l'on pouvait parler de tout, et dans son église comme dans le local du foyer des jeunes, il accueillait sans distinction de croyance ou d'origine, tous les jeunes, toutes les personnes venant à l'occasion. Il ne faisait jamais de différence entre un athée et un croyant, un chrétien, un musulman ou un israélite, n'accordait guère d'importance au cérémonial. Aussi dans sa petite église de village, une bâtisse simple et d'architecture moderne, n'y avait-il que quelques vitraux et ornements sommaires ; un autel en pierre taillée non polie, des bancs sans dossier et un sol de ciment rugueux.

Un dimanche, je me souviens, après un terrible attentat qui avait eu lieu à Boufarik – l'explosion d'un vélo bourré de dynamite près de la terrasse d'un café, ayant fait 14 morts et 60 blessés – alors que l'église était comble et que des familles de victimes se trouvaient là, unies dans la douleur et dans le deuil ; le curé avait déclaré : « Mes enfants »... (il ne disait jamais « mes frères ») je ne vous demande pas de pardonner car je sais que cela ne vous est pas possible. Je vous demande seulement de vous aimer et de vous soutenir entre vous, je vous demande aussi de ne pas avoir de haine dans votre coeur. Dieu n'a jamais demandé à l'homme de faire quelque chose qui ne soit pas à sa portée selon sa capacité et sa volonté à l'accomplir »...