UNE FEMME CHIC

     Le trajet du matin de Blida à Chréa nous émerveillait et nous émouvait toujours, même accompagnés d'automitrailleuses et de camions de troupe, échelonnés en files de cinq voitures dans le convoi militaire dont nous finissions par ne plus remarquer la présence.

Durant cette heure exceptionnelle nous étions tous saisis d'admiration à la vue de ce paysage de montagne, de ces forêts, et nous ressentions cet enthousiasme et cette joie de vivre, de rire et de partager ; oubliant les dangers, les situations dramatiques auxquelles nous étions confrontés, et les vicissitudes du quotidien... Ce qui était coutumier en Algérie.

Mais lors du trajet de retour il n'en était pas de même. La descente nous paraissait moins drôle! Cela commençait par un bourdonnement dans les oreilles, puis venait une sensation d'ivresse mélancolique. Déjà s'ouvrait dans nos esprits la perspective de la « chienlit » qui nous attendait au bureau, au lycée, à l'usine, avec les mêmes problèmes ingérables et la sourde, lancinante inquiétude que nous ressentions dans une atmosphère d' insécurité permanente... Quoique par bonheur cependant, surgissaient à toute heure du jour, retrouvailles entre copains, amis ou voisins, la petite anisette ou le « petit noir » bus ensemble. D'un tonitruant « la putain d'sa mère », l'on pouvait « tout balayer » et se payer « une bonne tranche de rigolade »...

Dans les périlleux lacets de la descente, la nuit tombait rapidement et l'on entrait dans Blida à la lumière des énormes phares des camions militaires.

      Dans l'appartement situé tout juste à côté du nôtre, le 56, dont la porte d'entrée donnait sur le milieu de la coursive, demeurait une femme seule, madame Devémy, avec son fils Jean Jacques. Leur appartement n'était qu'un « deux pièces cuisine ».

Le premier contact que nous eûmes, mes parents et moi avec cette femme fut très agréable. Madame Devémy avait emménagé en même temps que nous, et dans la « candeur » si je puis dire de mes douze ans à l'époque, je fus ébloui par sa féminité, son chic, son visage typé... Nous ne l'aperçûmes jamais, au matin, comme certaines femmes de l'immeuble, en peignoir ou en négligé.

A travers la cloison qui nous séparait, entre la salle à manger de notre appartement qui me servait aussi de chambre, et la salle de séjour de madame Devémy, j'écoutais ravi, le claquement délicat de ses chaussures à hauts talons. Cela résonnait en notes cristallines et je m'endormais parfois le soir avec cette agréable musique dans les oreilles, une musique dont je ne me lassais jamais... Ma mère quant à elle, chaussait plutôt des « mules » à l'intérieur de l'appartement.

Un jour je fis part à Mireille de ce que je ressentais à la vue de cette femme et je la décrivis telle que je la percevais, telle que je l'imaginais dans son intimité. Mireille et moi nous nous livrions à toutes sortes de suppositions : où elle travaillait, pour quelle raison vivait-elle seule, avait-elle été mariée, son mari était-il mort ou avait-il disparu... ou encore : comment une femme de cette « classe » était-elle venue ici dans cet immeuble si « moche »? Et Mireille convenait de la distinction, de l'élégance de cette femme, et la trouvait « secrète »...

Un autre jour, Mireille me proposa de « passer à l'action »... Nous avions remarqué que, tous les après-midi vers la même heure, elle revenait de Blida dans sa voiture, une « P 60 ». Nous nous postâmes à l'affût sur le bord de la route, comme si de rien n'était, pour l'attendre. Mireille avait déclaré : « on lui racontera qu'on vient à pied du centre ville pour revenir chez nous. Tu verras, Guy, lorsqu'elle nous reconnaitra, elle s'arrêtera et nous chargera. Tu monteras devant à côté d'elle ».

Nous prîmes la peine de nous rendre assez loin de Montpensier jusqu'au niveau d'une orangeraie située au delà de la cité militaire, et nous attendîmes, feignant de marcher.

La « P 60 » beige et noire avec ses pare – chocs chromés fit son apparition à vitesse modérée puis ralentit ; un visage tout sourire et tout rayonnant se tourna vers nous, car madame Devémy nous reconnut aussitôt et abaissa la vitre de la portière côté passager, se pencha légèrement et enfin s'arrêta juste à notre hauteur...

Visiblement elle sortait de chez le coiffeur et je la pris de son plus agréable profil jusqu'au fond de mes yeux... elle était d'un chic!

Bien entendu selon le scénario prévu par Mireille, je montai devant à son côté après avoir abaissé le siège afin de permettre à Mireille de prendre place sur la banquette arrière, cette voiture n'ayant que deux portières.

Le parfum de madame Devémy était fin et délicat, son visage naturel et sans maquillage, ses yeux piquaient doucement comme le feu de deux petites étoiles proches, je me sentais tout embrassé de son regard, jusque dans mes os. Elle était habillée d'une robe à carreaux noirs et blancs très seyante et d'un tissu que l'on aurait aimé toucher, et de ses épaules lui tombait une veste « trois quarts » d'excellente coupe. Saisi de ravissement je jetai un coup d'oeil discret sur ses jambes nues et lisses, sur le galbe parfait de ses mollets, la finesse de ses chevilles et de ses pieds serrés dans des chaussures à talons aiguille, des chaussures sans bride ce qui accentuait la ligne si délicate du pied.

Assis à son côté j'étais si saisi de bien être, d'ivresse explosive, que je me sentis comme « piqué à l'héroïne », déconnecté de ce qui me reliait au temps et à l'espace.

Pour rien au monde je n'aurais alors voulu donner l'impression à cette femme d'un garçon « qui ne savait plus où se mettre ». Je pris une position avantageuse, les jambes un peu allongées, le dos bien appuyé et bien droit sur le dossier du siège, la tête haute et je fis mon « regard de mille étoiles » accompagné du sourire « qui allait avec »... J'essayai d'être drôle, disant que nous nous étions perdus bêtement ; je me passai une main dans les cheveux pour aplatir un épi frondeur, je m'aspirai l'intérieur de la bouche – mais aucune crainte de ce côté là, j'avais mâché tout l'après midi trois ou quatre tablettes de chewing gum à la menthe forte- puis j'ai osé lui dire que les chaussures à talons aiguille pour une femme, c'était plus chic sans bride, et que les chaussures avec bride convenaient mieux à mon sens aux femmes très grandes. Elle parut charmée de ma remarque et me dit que j'étais un « connaisseur »...

Mireille, assise sur la banquette arrière, n'en pouvait plus de se retenir de rire.

Nous ne renouvelâmes pas cette « expérience » car il y eut bientôt un autre épisode heureux à cette histoire...

Durant les vacances scolaires de février alors que nous jouissions d'un temps bien ensoleillé et d'une température presque estivale ; une après midi Mireille et moi nous fûmes conviés par madame Devémy à une petite réception intime et conviviale, sans doute à l'occasion de l'anniversaire de son fils Jean Jacques qui était à peu près du même âge que nous. Elle avait vu grand : un immense et profond saladier empli de beignets de carnaval, trois douzaines de crêpes et un grand pot de chocolat au lait. Madame Devémy était désolée parce que les jeunes frères de Mireille, Nano et Richard n'avaient pu venir, tous deux atteints de varicelle, couverts de boutons rouges et « cloués » au lit avec une forte fièvre.

La cuisine dans l'appartement de madame Devémy était identique en dimensions et agencement à celle de tous les autres appartements de l'immeuble. Et nettement moins encombrée que la cuisine de madame Champion, car tout était là soigneusement rangé, placé en ordre, arrangé avec goût, et les murs décorés de grandes photographies de paysages pittoresques. Je suivis avec intérêt, curiosité et enchantement les allées et venues de cette femme si élégante et si agréable qui, pour la circonstance, avait passé sur sa robe un fort joli tablier de cuisine lui allant à ravir. Une hotte au dessus de la cuisinière à gaz, aspirait les odeurs de telle sorte que nous ne fûmes point incommodés par les buées de friture.

Dans le temps de la conversation que nous eûmes ensemble, npus évoquâmes la beauté et la magie de Chréa où madame Devémy s'était aussi rendue avec son fils, nous échangions nos impressions sur la vue depuis là haut, sur ces paysages grandioses et pour ma part je m'enhardis dans la comparaison que je fis des chaînes et des hauts plateaux de l'Atlas avec un « océan de terre et de roches pétrifié »... Puis nous parlâmes de l'enfance de Mireille à Tunis, du lycée Duveyrier où l'on s'ennuyait à mort. Je compris que madame Devémy avait nettement perçu notre sensibilité, l'esprit qui nous animait. Aussi avait-elle eu par moments à notre égard, des gestes très naturels et très affectueux, ce qui avait encore accentué le climat de détente, amical et si agréable de cette réunion. Elle nous regardait et nous écoutait comme si nous étions ses enfants... Mais nous sentions bien cependant, que « quelquechose de grave » avait du se passer dans sa vie, à cause de l'émotion qu'elle laissait paraître dans sa gentillesse à notre égard.