UN OCEAN PETRIFIE, DE TERRE ET DE ROCHE

     Il nous arrivait occasionnellement le dimanche jour des sorties, de monter à Chréa. Nous ne pouvions nous y rendre qu'en convoi militaire, partant de Blida le matin à 8 heures et revenant à 18 heures.

Ces matins là nous prenions place dans la file d'attente et attendions les instructions des militaires. L'on nous plaçait par groupes de cinq voitures l'une derrière l'autre entre deux automitrailleuses. En tête du convoi avançaient le camion de troupes et les véhicules blindés, un tank suivait à l'arrière du convoi.

Il nous fallait une heure environ pour parcourir les 18 kilomètres entre la sortie de Blida et l'entrée du village de Chréa, par cette route étroite, sinueuse, avec ses virages en épingles à cheveux et une dénivellation variant de 70 à 100 mètres par kilomètre.

La montée s'effectuait donc à allure de tortue et l'on avait le temps d'admirer le paysage : les prés et les champs de culture fortement inclinés à basse altitude puis les ravins, les pentes boisées, la végétation luxuriante un peu plus haut et enfin la magnifique forêt de cèdres avant l'arrivée à Chréa.

La plupart des maisons dans ce village de montagne étaient construites en bois, les rues étaient en terre battue garnie de cailloux et d'éclats de roche. Dès l'entrée du village s'ouvraient aux « touristes du dimanche » les principales boutiques, les bars et les restaurants pour la plupart d'entre eux tenus par des Algériens ou des Israélites. Autour du village, orientés vers la route de Blida l'on avait aménagé quelques espaces de loisirs pour les jeunes sur de grands prés verdoyants ainsi que des emplacements de pique nique.

De l'autre côté du village vers le Sud, commençait une forêt difficilement pénétrable sillonnée de rares et incertains chemins de promenade et lorsque par un sentier plus élargi l'on parvenait à traverser cette forêt et à en atteindre la bordure, depuis un promontoire constitué d'une arête rocheuse l'on apercevait toute la chaîne de l'Atlas d'Est en Ouest puis vers le sud notre regard se perdait jusqu'aux confins des hauts plateaux du Moyen Atlas... Plus loin encore nous distinguions noyée dans une brume de lumière, toute une succession de barrières rocheuses brunes ou ocre enchevêtrées, hérissées de pics et d'aiguilles ou de dômes tronqués. L'on aurait dit un océan qui d'un seul coup au plus fort de ses convulsions et de ses transports de houle dans le déchaînement d'un ouragan... Ou lors d'une bataille navale de titans, se serait solidifié, pétrifié, cristallisé en vagues de terre et de roche afin de défier l'univers tout entier. Tout cela dans la luminosité insoutenable d'un ciel totalement pur et bleu tel qu'il n'en existe qu'en ces contrées, une luminosité insoutenable pour des regards habitués plutôt à des horizons européens...

Au printemps la fraîcheur de l'air était encore perceptible même durant l'après midi et par endroits apparaissaient agglutinés aux revers des talus et des fossés ou sur les bords des chemins, des plaques de neige durcie que l'on s'empressait de pétrir entre les doigts. Des promontoires avaient été aménagés sur les espaces de loisirs et entre les cèdres dans des trouées assez larges l'on jouissait de l'un des plus magnifiques spectacles offert par la nature. Comme du haut d'une falaise de 1500 mètres de hauteur, bien mieux encore que depuis les hublots d'un avion « Constellation » traversant l'Espagne ou l'Italie, l'on embrassait du regard non seulement la plaine de la Mitidja qui paraissait toute petite mais aussi une bonne partie des régions de l'ouest vers l'Ouarsenis, les monts de Cherchell, les collines du Sahel, la lointaine Alger la blanche et ses faublourgs d'Hydra, d'El Biar et de la Bouzaréah ; et vers l'est les monts de Kabylie... Tout en bas la ville de Blida n'était plus qu'une tache couleur de brique, les rues et les routes devenaient des fils à coudre, les bâtiments des boîtes d'allumettes.

De là haut à Chréa l'on ne reconnaissait ni le lycée Duveyrier ni le « bordel »...

Une fois d'ailleurs en observant Blida depuis si haut, Mireille se trouvant avec nous je lui dis « Tu vois Mireille, on ne reconnaît pas le lycée ni le bordel »... Et nous avons éclaté de rire!

En ce lieu pour la « vue » c'était sans comparaison possible avec ce que nous apercevions depuis la coursive du 9ème étage de notre immeuble.