Zéralda

      Un même cauchemar hanta mes nuits après cette discussion avec Mireille. Les images qui me vinrent à l'esprit s'imposèrent dans toute leur réalité obscène, brutale, tragique et insoutenable. Sous un ciel d'orage et de feu surgissait un paysage défiguré par des cratères de bombes. Le sol était vitrifié et jonché de gravats, une ville était en ruines et au premier plan de ce paysage défiguré s'élevait l'énorme et sinistre bâtiment hérissé de barbelés et percé d'étroites fenêtres grillagées. De la terrasse au dessus du bâtiment, des balcons, j'entendais les cris des femmes mais aussi les cris des hommes, des cris de bêtes sauvages... Je m'éveillais ensuite figé dans une désespérance infinie, avec une sensation de vide absolu, comme aspiré dans une galerie me propulsant vers des caves souterraines. Ou alors c'était comme un ascenseur fou ne cessant de descendre et même de tomber jusqu'au plus noir, au plus profond des caves...

Ainsi me paraissait le monde : symbolisé par ce bâtiment sinistre et par la tragédie qui s'y nouait.

Un matin, j'en eus tellement assez de ce cauchemar, que pour le conjurer si je le pouvais, je me dis : « y-a-t-il des bordels chez les insectes? »

Dans les relations qu'elle entretenait à Blida, ma mère avait une amie, madame Erb, une femme d'officier demeurant dans un appartement du centre ville d'un quartier assez calme, un peu vieillot.

C'était dans le vieux Blida du 19ème siècle, avec ses maisons bâties en briques rouges et aux terrasses agrémentées de plantes grimpantes et de tonnelles pour se protéger du soleil.

Madame Erb habitait dans l'un de ces appartements de petits immeubles à un étage surmontés de terrasses de verdure. Je me souviens que deux portes fenêtres s'ouvraient sur un balcon ombragé et que l'on se serait cru là dans un village de Provence enveloppé de verdure, de lumière et de fraîcheur. Même aux jours et aux nuits des très fortes chaleurs de l'été africain, de la fin du mois de mai jusqu'en octobre, chez madame Erb nous étions bien à l'abri et l'on pouvait boire l'anisette sans suer à grosses gouttes.

Cette femme était de l'âge de ma mère, avait beaucoup de classe, était toujours très bien habillée mais s'ennuyait à mourir... Lorsqu'elle rencontra ma mère sa vie changea du jour au lendemain. Madame Erb et ma mère avaient le même engoûment pour les sorties, les livres, la musique, l'habillement... Monsieur Erb quant à lui était un homme taciturne, apathique, ne s'intéressant à rien et avec lequel visiblement sa femme n'était pas heureuse. Il était gros, tout bouffi, indolent, somnolent, sans aucune volonté, alcoolique et plus âgé que sa femme... Ces gens avaient un fils unique, Joël, qui était de mon âge, un garçon délicat, « tiré à quatre épingles », un peu timide mais très gentil et avec lequel je m'entendais bien.

Quelquefois le jeudi après midi nous nous rendions Mireille et moi chez madame Erb et nous étions heureux de nous retrouver ensemble sur le grand balcon ombragé où nous jouions aux cartes ou à des jeux de société, écoutant aussi des disques.

Madame Erb possédait une voiture et dès les premières grandes chaleurs de juin, elle nous conduisait avec son fils Joël, ma mère, Mireille et moi, à Zéralda, la plage la plus populaire des environs d'Alger. A chacun de ces voyages c'était une fête, un enchantement et dans la voiture à l'aller comme au retour, on se marrait comme des fous...

A Zéralda comme sur les autres plages d'ailleurs en Algérie ou en Tunisie, le sable était brûlant, l'eau à 25 ou 26 degrés et pas un brin de vent, un air surchauffé et immobile nous enveloppait. Nous nous jetions à l'eau d'un seul coup : ce n'était pas comme sur les plages de l'Atlantique où même par les jours de forte chaleur soufflait un vent rafraîchissant.