LE BATIMENT SINISTRE

     Chez Champion avec Mireille et ses frères dans cet univers familial aussi vivant, je ne sentais venir aucune pensée mélancolique et ne m'attardais jamais en quelque sombre réflexion ou difficile question au sujet de la manière dont va le monde... Tout cela aurait été balayé comme fétu de paille!

Cette famille là était plus encore qu'un refuge : une réconciliation avec les composantes d'une réalité que d'ordinaire l'on subissait sans en tirer le meilleur parti possible, une réalité jugée crue et inintéressante.

Depuis bientôt cinq minutes que nous étions assis Mireille et moi sur cette marche d'escalier, nous hésitions à reprendre la conversation. Je décidai alors de mettre un terme à cette situation en laquelle je sentais que Mireille avait perçu mon désarroi. Je lui parlai de ce bâtiment bizarre et sinistre, rectangulaire, en béton armé, ressemblant à une caserne ou à un édifice militaire, percé de fenêtres à barreaux et garnies de fil de fer barbelé... Un bâtiment situé derrière le lycée Duveyrier en bordure de l'oued asseché courant au pied de la montagne.

« Qu'est donc ce bâtiment horrible, Mireille? »

« C'est le bordel! »

Et Mireille m'expliqua, me raconta ce qui se passait à l'intérieur du bâtiment :

« Les femmes là dedans, sont toutes âgées de moins de vingt cinq ans, il y a des Algériennes, des Italiennes, des Françaises, des Indochinoises, des Malgaches, des Indiennes et des femmes de tous les pays pauvres du monde. Ces femmes vivent enfermées, ne sortent qu'accopmpagnées d'hommes qui les gardent comme l'on mène des chèvres au ruisseau. Elles ont toutes été enlevées un jour, amenées de force et embarquées sur des bateaux. On les oblige à faire l'amour pour de l'argent, on les bat et ce sont des matrones, de véritables tigresses, qui les dirigent dans le bordel. Les hommes qui viennent au bordel sont des militaires du contingent, des officiers, des fonctionnaires du Gouvernement, des ecclésiastiques, des hommes politiques, de riches commerçants, des « barbouzes », des voyageurs de passage, des étudiants, des fils de famille... Enfin toutes sortes d' hommes. Les barbelés et les barreaux de fer, c'est pour qu'elles ne se suicident pas en se jetant dans le vide ou qu'elles s'échappent ».

Bouleversé par cette révélation, saisi d'un haut le corps, l'estomac noué en boule, la respiration coupée, je me mis à pleurer, ne pouvant supporter dans mon esprit l'image de tous ces visages de jeunes femmes atrocement souillés d'éructations obscènes ; de lèvres et d'haleines fétides, de déjections outrageantes, de regards de bêtes jetés sur ces pauvres visages... Et plus encore que l'horreur et la brutalité des faits, l'humiliation, la soumission et la résignation, la désespérance de ces femmes me révoltaient encore davantage. Ces femmes pétries comme des chiffons, broyées dans leur chair et dans leur âme, n'avaient plus d'avenir. Des hommes se jetaient sur leur féminité qu'ils buvaient comme du sang chaud, pissant de tout leur saôul leurs fantasmes les plus abjects...

A l'idée que des jeunes femmes telles qu' Habiba par exemple, pouvaient être enfermées dans ce bâtiment, j'en étais si désespéré que je ne pouvais plus m'arrêter de pleurer, à côté de Mireille qui me dit cependant qu'en France cela ne se passait pas tout à fait ainsi et que là bas, les maisons closes n'existaient plus depuis la fin de la guerre et que même du temps où elles existaient, ce n'était pas aussi horrible parce qu'il y avait des lois, des protections, des arrangements...

A la suite de ces révélations et comme notre conversation se poursuivait, j'appris de Mireille tout ce que je ne savais pas encore sur la sexualité, les rapports entre hommes et femmes. Je réalisai que cet univers relationnel en fait, était bien à l'image du monde: conditionné, organisé, articulé selon les valeurs d'apparence et les modèles auxquels la plupart des gens se réfèrent, se rallient et qui déterminent leurs pulsions, leurs désirs exprimés ou non... Rien de tout cela ne correspondait à ce que je ressentais à l'intérieur de moi. Existait-elle cette « atmosphère », cette émotion, si proches l'une et l'autre d'une réalité plus profonde et d'une perception de l'autre qui me semblait si nécessaire dans l'acte d'amour?

Je ne concevais pas dans mon esprit selon ce que me disait Mireille, ces images de corps vautrés, emmêlés, nus et suants comme des bêtes sauvages puis se rhabillant et peut-être le même jour, devenir deux visages, deux paires d'yeux se faisant face, indifférents l'un de l'autre, déchirés ou contrariés... Il y avait là pour moi une autre réalité à saisir, à faire entrer dans mon entendement...

En conclusion de cette conversation autour de la « grande question », Mireille qui était perspicace et disait toujours ce qu'elle pensait en toute franchise, me déclara « Si tu restes toute ta vie sans jamais changer par rapport à ce que tu es aujourd'hui, si tu gardes les mêmes émotions, les mêmes émerveillements, les mêmes interrogations, et si as toujours cette sensibilité de gosse écorché vif, alors tu seras malheureux dans ta vie et sincèrement je te plains de tout mon coeur! Nous ne savons pas ce que l'un et l'autre nous deviendrons plus tard mais pense à ce que je te dis si un jour on est séparés et qu'on ne se revoie plus. Cela sera dur pour toi de trouver ton chemin... »