LE JOUR DE LA "GRANDE QUESTION"

     De tous ces moments que nous avons passé ensemble Mireille et moi à Blida, de décembre 1959 à mai 1962, il en fut où nous n'étions que tous deux et il en fut aussi où nous étions mêlés à d'autres personnes ou d'autres jeunes de nos âges... Et dans les situations où nous n'étions pas seuls, c'était là que je ressentais plus directement et plus intensément la présence de Mireille. Par contre lorsque nous n'étions qu'entre nous, je dois dire que “l'atmosphère” était différente et que cela tenait davantage de moi que de Mireille...

Déja dans les toutes premières relations qui furent celles de mon enfance, et cela même avec ma mère ou des personnes que j'aimais beaucoup, dans une situation d'intimité relative à deux ; il m'était plus difficile d'exprimer ce qui en moi, me semblait indicible ou irracontable... Certainement plus par pudeur que par timidité. Mais peut-être aussi parce que je percevais l'existence d'un espace infranchissable dans lequel se déployait une sorte de rideau mouvant entre une aspiration à m'exprimer d'une part, et une retenue à communiquer d'autre part... Il me semblait aussi qu'à trop me découvrir, à trop dire, à trop révéler ; l'autre, surtout s'il était vraiment gentil, accueillant, prévenant ; pouvait devenir purement passif, un peu comme une jeune fille amoureuse qui se serait laissée faire mais qui parfois aurait été “un peu violée” à l'intérieur d'elle même...

Je sentais qu'à deux il y avait des “non dits”, des espaces d'incertitude ou de silence ou encore des approches pouvant se révéler maladroites. Il est certain qu'avec cette fille, Mireille... Et plus tard également en compagnie de Micheline la fille de Roger Darmon, je sentais naturellement et intensément le besoin de “m'éclater” vraiment, tant elles étaient l'une et l'autre, de chics filles et que nous nous entendions si bien ensemble... Et dès lors que nous n'étions plus seuls, à partir de trois donc, “l'atmosphère” s'élargissait, la fête alors commençait vraiment, je m'enhardissais, osais, inventais... Et en mesurais heureux, la portée...

Nous atteignions Mireille et moi cet âge “critique” qui est celui de la puberté et de “certaines découvertes”. Sur le plan affectif nous nous sentions très proches l'un de l'autre. Il n'y a jamais eu cependant entre nous de situation équivoque.

Un jour nous avons abordé ensemble la “grande question”... Je présumais que Mireille en savait déjà bien long sur le sujet, étant donné son environnement familial et ce qu'elle avait connu de la jeunesse très accidentée et assez dramatique de sa mère.

Ce jour là nous étions assis sur les marches de l'escalier entre notre étage et celui du dessous, le 8ème et je me sentais un peu cafardeux parce que chez moi dans l'appartement de mes parents, il y avait des jours où ce n'était pas drôle du tout entre mon père et ma mère. Aux repas en particulier l'on traversait à trois un incommensurable désert relationnel dans une atmosphère “lourde à couper au couteau”... Et de toute manière mes parents ne dormaient plus ensemble. Mon père avait aménagé son univers dans la chambre à coucher donnant sur la loggia, installé là son bureau devant lequel il s'isolait durant des heures ; ma mère avait élu domicile sur le divan de la salle de séjour située au centre de l'appartement et pour ma part je dormais dans la salle à manger où j'avais mon lit tout contre la fenêtre.

Assis tous les deux côte à côte sur cette marche d'escalier nous regardions passer les gens, la porte de l'ascenseur s'ouvrir, les enfants jouer aux osselets ou aux dominos ou aux dés ou courir le long de la coursive... Je ne disais rien et Mireille non plus d'ailleurs... Cela arrivait que nous ayons des silences. Mais je savais que cela allait être le jour de la “grande question”... Je le savais par ce silence qui existait à ce moment là entre nous et dans lequel nous nous sentions très proches l'un de l'autre...

Au lycée Duveyrier durant ma première année de 6ème dans cet univers essentiellement masculin, implacable et brutal, à mourir d'ennui avec certains profs tels que monsieur Canarelli qui avait tout d'un prédateur ; et ce racisme abject d'une violence et d'une vulgarité extrêmes, il y avait des moments où je n'en pouvais plus. Et de tout cela avec Mireille je pouvais en parler.

Je n'ai jamais compris pourquoi dans les établissements scolaires, nous n'étions pas filles et garçons ensemble. Les écoles “mixtes” étaient rares à l'époque, ou alors seulement dans les villages... Je n'imaginais pas que l'on puisse s'épanouir, se sentir heureux d'exister, être inspiré ou ému dans un univers de garçons à longueur de journée... Par contre, garçon dans un univers de filles, pour moi c'était le pied!