UN OUED ET UNE FONTAINE, LIEUX STRATEGIQUES

    Dans la nuit du 4 novembre 1959 vers 3h, à Blida il y eut un tremblement de terre. Nous demeurions encore dans le petit logement du central téléphonique. Je dormais sur un matelas pneumatique posé à même le sol. Vers 3h de la nuit je fus brusquement éveillé par un grondement assez sinistre qui semblait venir non pas du ciel mais d’en dessous des caves. Ce grondement s’amplifia et les murs se mirent à vibrer ainsi que le plancher de béton recouvert de carrelage. Des morceaux de plâtre tombèrent du plafond. Je ressentis une peur viscérale, une sensation de vide à l’intérieur de ma tête et de mon ventre, provoquée par l’absence de stabilité du sol. La peur que j’éprouvai alors n’avait rien de commun avec la peur en face d’un danger ordinaire : c’était une peur « au-delà de la peur »…
Par la suite me vint de ce malaise que j’avais éprouvé, une hantise à la perspective qu’une telle chose puisse se reproduire. Le lendemain matin lorsque j’en parlai à mes parents, mon père m’expliqua : « en Algérie nous sommes sur une zone géographique d’instabilité de l’écorce terrestre et parfois la terre tremble, se casse ou se soulève mais cette nuit cela ne fut pas bien méchant, tout juste une petite secousse. Par contre en 1867 la ville de Blida avait été complètement détruite par un tremblement de terre de forte magnitude c’est-à-dire d’une grande puissance »…
En effet la situation de la ville était particulière : au pied même de l’Atlas Tellien, la ville étendue d’une part vers la plaine de la Mitidja, s’adossait directement d’autre part, et cela sans transition, aux premières pentes très abruptes de la montagne. D’une altitude de 200 mètres au bout de la rue marquant la limite de la ville, l’on s’élevait par une petite route en lacets de 18 kilomètres jusqu’à une altitude de 1800 mètres, sur la crête de Chréa toute recouverte de cèdres. L’Atlas Tellien constituait une barrière de montagnes quasi infranchissable d’Est en Ouest, occultant toute perspective vers le sud du pays que nous ne pouvions rejoindre depuis Alger et Blida que par les gorges de La Chiffa…
Dans le courant de ce mois de novembre 1959 mes parents obtinrent un logement de trois pièces dans un immeuble de neuf étages tout nouvellement construit, à Montpensier, un faubourg de Blida situé au Nord de la ville près de la route d’Alger. L’ancien village de Montpensier, de vieilles maisons basses et la cité nouvelle, constituée de plusieurs HLM de 4 étages et de deux HLM de neuf étages, se trouvaient à trois kilomètres du centre ville de Blida et du lycée Duveyrier.
Sur la gauche en venant de la ville de l’autre côté de la longue avenue rectiligne, les petites maisons basses du village de Montpensier dataient de la fin du 19ème siècle. Il y avait au milieu de la place publique de terre battue entourée de platanes, une fontaine énorme dotée d’une pompe à bras et cette fontaine était considérée comme un « lieu stratégique » car durant les mois d’été, l’eau n’arrivant pas dans les étages des grands immeubles, les gens arrivaient chargés de seaux et de bassines, formant des queues impressionnantes devant la fontaine. De surcroît lorsque l’ascenseur de l’un des deux immeubles de neuf étages était en panne, ce qui arrivait fréquemment, la corvée d’eau devenait une galère…
Sur la droite et jusqu’à un oued crasseux, fangeux, boueux et complètement à sec en été, s’étendaient les HLM, une dizaine de bâtiments pour la plupart de quatre étages, et deux de neuf étages. Notre immeuble était le bâtiment R et nous allions habiter au 9ème étage un appartement de trois pièces, le 57.
De l’autre côté de l’Oued il y avait aussi une autre cité HLM dont plusieurs bâtiments de neuf étages se trouvaient alors encore en construction. Dans cette cité demeuraient en majorité les Algériens ou Musulmans ainsi que quelques Européens très pauvres, immigrés Italiens, Espagnols… Toutefois dans nos bâtiments de construction moins récente demeuraient dans les étages, à côté des « pathos » et des « pieds noirs », quelques familles Algériennes…
L’oued constituait lui aussi un « lieu stratégique », un « No man’s land » de broussailles et d’arbustes maigrichons habité par des colonies de rats noirs, de chiens et de chats errants… Et siège de combats, de bagarres, de règlements de compte entre bandes de jeunes. L’on s’y battait au « tahouel » c’est-à-dire au lance pierres de fabrication personnelle et artisanale, une fourche en bois ou en métal, un gros élastique carré et une bande de cuir pour maintenir le projectile. C’était là une arme redoutable vu ce que l’on utilisait comme projectiles : boulons, écrous, billes de terre ou d’acier, cailloux pointus…
Entre l’Oued et la cité Musulmane s’étendait un terrain vague où venaient brouter des chèvres…
Tous les HLM des deux cités étaient bâtis sur le même modèle. Une architecture très simple : à chaque étage les portes d’entrée de six appartements s’ouvraient sur une longue coursive, c’est-à-dire un balcon commun d’un mètre de large, sorte de « rue »… Au milieu du bâtiment s’élevait la cage de l’escalier extérieur menant aux coursives et pour les deux bâtiments de neuf étages la « cage » de l’ascenseur constituait une véritable tour avec la cage de l’escalier. Cette « tour » était accolée au bâtiment et percée de lucarnes carrées et étroites sans vitres, servant de « postes d’observation » pour « tirer au tahouel »…
L’ascenseur était souvent en panne parce que pour l’utiliser il fallait mettre une grosse pièce en aluminium de cinq francs dans la fente d’une boîte en fer et qu’en guise de pièce tout le monde mettait soit un tube d’aspirine aplati ou n’importe quel bout de métal. La « combine » c’était de se faire appeler par quel.qu’un dans les étages… Le Régisseur y « perdait son latin » et la recette était minable…