"VIENS AVEC MOI, A DEUX ON S'EN SORTIRA..."

    Ces constructions géométriques, standardisées et parfaitement symétriques dans la disposition des logements étaient « sans magie », essentiellement conçues pour une « habitabilité » des plus ordinaires sans souci de moindre esthétique…
De véritables « clapiers humains » aurait-on pu dire! A chacune des deux extrémités de la coursive et donc, de l’étage, était situé l’appartement d’angle de quatre pièces destiné en priorité aux familles de plusieurs enfants. Ensuite venaient de chaque côté les appartements de trois pièces tel le nôtre puis au milieu de l’étage les deux appartements de deux pièces. Ces logements étaient rigoureusement symétriques. Les coursives de tous les bâtiments étaient orientées vers le Nord de telle sorte que, depuis les plus hauts bâtiments de neuf étages, nous avions vue sur la plaine de la Mitidja. A l’arrière, les locataires de chaque appartement disposaient d’une « loggia », c’est-à-dire un balcon orienté vers le Sud, du côté de la montagne.
Demeurant au 9ème étage nous bénéficions depuis la coursive d’une vue splendide sur toute la plaine de la Mitidja jusqu’aux collines du Sahel et aux monts de Cherchell. Depuis la loggia communiquant avec la chambre de mes parents par une grande porte vitrée, nous apercevions toute la montagne recouverte de forêts de cèdres sur la crête de Chréa et en hiver blanche de neige.
De la loggia ou de la coursive l’on pouvait suivre la position exacte du soleil couchant entre les deux solstices. L’inégalité des jours et des nuits est moins prononcée ici, par 36 degrés de latitude que dans le Sud de la France. Ainsi au solstice de décembre à six heures du soir, voit-on encore clair, le soleil à peine disparu en dessous de l’horizon.
Ces deux bâtiments de neuf étages de la cité Montpensier étaient les plus hauts bâtiments de la ville de Blida. Depuis les fenêtres des chambres, du salon, de la salle à manger et la loggia nous dominions la ville dans toute son étendue.
Notre mobilier et nos caisses d’objets et de vaisselle  ayant séjourné durant plusieurs mois dans un container sur le port de Marseille, arrivèrent à Alger. Un camion de déménagement vint se garer près de l’entrée de la « tour cage » de l’immeuble, au jour fixé pour notre installation dans l’appartement. Ce fut là une opération héroïque et fort longue car l’ascenseur étant trop étroit nous dûmes effectuer pour ainsi dire un voyage à chaque meuble. Dans l’appartement il y avait de la paille partout. Nous fûmes agréablement surpris de constater que, lors du déménagement en catastrophe de Tunisie, rien n’avait été volé ni abîmé et à quel point la vaisselle, les verres, les bibelots, avaient été soigneusement emballés et bien conditionnés…
Durant le temps de ces innombrables allées et venues entre l’entrée de la « cage » et le 9ème étage, nous fîmes la connaissance de nos voisins, ceux de l’appartement d’angle de quatre pièces, le 58 qui eux, venaient aussi tout juste d’emménager : les Champion, un couple ayant en charge quatre enfants et la maman de madame Champion, soit sept personnes dans ce logement.
Cette famille là devint par la suite et jusqu’à notre départ d’Algérie le 22 mai 1962 ; à sa manière et dans un contexte assez différent de celui de Cahors, comme une sorte de « seconde famille Figeac »… Dès le jour de notre arrivée, nous avons tout de suite « sympathisé »…
Les Champion étaient des gens très pauvres mais pas aussi pauvres cependant, que ces nombreuses familles Algériennes démunies de tout.
Monsieur Champion, le père, était un « pathos » originaire d’Amiens, un brave homme de peu d’instruction issu d’une famille d’ouvriers : il ne s’était jamais marié, jusqu’au jour où il rencontra par hasard sur le port de Marseille une femme désespérée, seule et assise sur une valise, accompagnée d’une petite fille…
Une rencontre « hors du commun »… A cette époque là, au début des années 50, monsieur Champion n’avait pas de situation stable et exerçait divers métiers de manutention, à la journée, afin de survivre au hasard de ses pérégrinations dans toute la France. Il se trouvait alors à Marseille où il était docker. Un jour sur le port il rencontre une jeune femme totalement désespérée, complètement démunie, affamée, vêtue de haillons, assise sur une valise de carton, accompagnée d’une fillette âgée de quatre ans, Mireille…
Cette femme et cette fillette n’avaient rien mangé depuis plusieurs jours et se trouvaient toutes deux dans un état de faiblesse extrême. La fillette toute chétive se serrait aux côtés de sa mère.
Monsieur Champion eut pitié, aborda cette femme et lui parla, rompit son casse croûte en plusieurs morceaux et tendit sa gourde. Et cette pauvre femme pleura toutes les larmes de son corps, raconta son histoire… Italienne d’origine elle venait de Tunis où ses parents s’étaient réfugiés fuyant le régime fasciste de Mussolini. A Tunis l’homme qui avait été un temps son compagnon de misère l’abandonna en lui laissant Mireille leur fillette mais la séparant de leur fils qui lui, était un peu plus âgé que Mireille. Cet homme les avait toutes deux « jetées à la rue ». Le père de la jeune femme venant de mourir et sa mère sans ressources, elle dut à nouveau s’exiler car à Tunis les Italiennes pauvres étant légions, ne pouvaient espérer se placer dans les maisons bourgeoises des riches commerçants : les places étaient chères et introuvables… Elle avait donc « atterri » à Marseille sur le port, après avoir voyagé clandestinement sur un cargo à bord duquel elle avait du se prostituer…
Comme dans toutes les zones périphériques des grandes villes et en particulier à Marseille, les immigrés, les clandestins, les travailleurs saisonniers logeaient dans des baraquements préfabriqués constitués de structures métalliques ou de hangars à proximité des lieux de travail… C’est donc là, dans l’un de ces foyers d’accueil, que s’était installé monsieur Champion. Il avait dit à cette femme « viens avec moi, peut-être qu’à tous les deux on arrivera à s’en sortir ». Et il l’avait hébergé, elle et sa fillette, dans son baraquement.
En France ils ne voyaient aucun avenir, sinon une existence de misère et de travail précaire… Ils s’étaient mariés et monsieur Champion avait adopté Mireille. Puis ils étaient partis en Algérie. A Blida, monsieur Champion trouva une place d’ouvrier d’état aux Chemins de Fer. Mais le salaire était à peine meilleur que celui qu’il aurait eu en France pour la même situation : environ 70000 anciens Francs par mois.
L’on ne parlait pas encore de ces « Nouveaux Francs » qui ne devaient apparaître qu’au tout début de l’année 1960. Et la vie en Algérie était très chère : les denrées alimentaires, l’habillement, les biens de consommation courante, tout était « hors de prix »… La plupart des produits venaient de France, notamment la viande de boucherie ainsi que le beurre, les fromages… Les loyers étaient relativement élevés par rapport à ce que l’on gagnait et les allocations pour des familles telles que les Champion, n’apportaient qu’une aide dérisoire. Dans l’HLM où nous habitions par exemple, l’on comptait 18000 Francs par mois pour un logement de quatre pièces et 15000 pour un « trois pièces ». Avec l’eau, l’électricité, les poubelles, le gaz, les charges d’entretien il fallait compter autant d’argent en plus…