"DANS LEUR ALGERIE NOUVELLE JE N'AURAI PAS DE BOURSE" AVAIT DIT MON AMI...

    Au troisième trimestre nous étions notés sur quarante, de telle sorte que la moyenne générale dépendait pour beaucoup des résultats de ce troisième et dernier trimestre…
Le jour de la composition de mathématiques avec monsieur Canarelli, ce fut la « bérézina ». Deux problèmes, dits « de supposition », forts ardus, à l’énoncé « impénétrable » sur lesquels je séchai lamentablement…
J’appris plus tard que ces problèmes là se résolvaient par l’algèbre en classe de quatrième, par une mise en équation du premier degré… Mais en l’occurrence nous devions trouver la solution par l’arithmétique.
Vanon, mon voisin et camarade de classe essaya bien de me glisser discrètement quelques « pompes » et je sentis à son regard, à quel point il était désolé pour moi. Mais je ne sus ni interpréter ni utiliser les renseignements qu’il me communiquait.
Au bout de cette heure interminable je rendis à monsieur Canarelli ma feuille presque blanche, griffée de quelques ratures et balbutiai deux ou trois mots de réponse à la question qu’il me posa : « Alors, Sembic, que s’est-il passé? »
Huit jours plus tard monsieur Canarelli rendit la composition et selon son habitude et celle de tous les autres professeurs, posant le paquet de trente sept copies sur le bureau, il commença par le premier…
Vanon s’en sortait avec 26/40, je me retrouvais avec 1/40 et bon dernier, trente septième donc…
Pour le passage en 5ème « c’était râpé »! Je savais déjà que j’aurai droit à cette mention sur le bulletin trimestriel « examen de passage en mathématiques »…
Un Zéro m’eût valu le redoublement d’office sans examen de passage. Monsieur Canarelli avait été « royal » : « Monsieur Sembic je vous ai noté 1/40 pour le prix de votre papier humidifié de vos sueurs froides »…
Durant les vacances d’été en France, dans les Landes chez mes grands parents à Tartas, je me rendais tous les matins chez monsieur Vérot, un vieil instituteur en retraite qui me donnait des leçons de mathématiques. Mais cela ne servit à rien car, au jour de l’examen de passage, qui était aussi le jour de la rentrée scolaire en classe de cinquième, j’obtins 5/20 et dus réintégrer une classe de sixième.
En cette seconde année de sixième je me fis quelques relations et connus mes meilleurs camarades.
Dans cette classe de sixième A1, réputée « du dessus du panier » selon l‘esprit du lycée, nous étions moins nombreux. Les professeurs étaient plus intéressants et naturellement dans les matières où « je n’étais pas mauvais » l’an passé, j’excellai…
Je fis la connaissance d’Ould Ruis, un Algérien de famille très pauvre, mais qui se révélait un « crak » en toutes les matières. Pour entrer au lycée, Ould Ruis avait passé le difficile concours des Bourses. Il était rare en Algérie, qu’un Arabe pauvre puisse poursuivre sa scolarité au-delà de l’école primaire, aller au lycée… Nous nous retrouvions tout le temps ensemble, en classe, dans les cours de récréation, en étude, à l’exception du réfectoire… Nous parlions des évènements, de l’actualité, de nos lectures et nous avions des discussions passionnées.
Avec cette ouverture d’esprit, cette générosité, cette candeur, ce côté « sérieux » qui caractérisaient mon ami ; par le regard qu’il portait sur tout, par son immense sensibilité, par son expérience de la vie, son côté poète, son approche personnelle de la Connaissance en général et de l’évolution du monde, par sa simplicité dans le contact humain, la manière dont il s’exprimait, l’intonation de sa voix, une voix qui traduisait, accentuait et nuançait sa pensée… Oui, avec tout cela en lui et de lui, il devenait évident que le monde pouvait être perçu sous un angle différent et que l’esprit humain pouvait évoluer.
Lors de nos interminables discussions nous avions parfois des silences douloureux et sur les sujets brûlants de l’actualité, sur ce difficile rapport de communication entre communautés rivales et opposées en tous points,  nous échangions nos doutes, nos interrogations, nos expériences, notre « vécu » personnel… C’était lui, mon ami Ould Ruis qui me disait « l’indépendance de l’Algérie est inévitable et nécessaire mais elle sera dramatique dans son évolution. Et comme d’autres jeunes ayant pu poursuivre des études, je serai certainement obligé de gagner la France, d’aller dans l’une de ces universités d’une grande ville. Ce qui sera pour moi un déchirement car j’aime ce pays qui est le mien, l’Algérie… Tu comprends, dans cette Algérie nouvelle comme ils disent, je n’aurai pas de bourse! Et puis de toute manière je ne veux pas devenir ici l’un de ces cadres de leur Gouvernement corrompu et spoliateur des richesses de notre pays avec la complicité et l’hypocrisie de puissances étrangères… »
Mon ami Ould Ruis était un passionné : il voulait étudier, apprendre, comprendre, savoir, et tout son temps libre il le passait à lire, à s’informer, à rechercher de la documentation… Il voulait savoir comment le monde était fait et pourquoi « ça tournait comme cela ». Il disait « quand on sait, on souffre moins. Et par ce que l’on sait, l’on entre dans le mécanisme des passions, jusque dans ce qui se passe dans le cœur des gens presque comme si on était au-dedans d’eux-mêmes… Et alors vient « quelque chose en soi » qui remplace la haine, l’on commence à admettre l’existence d’un malentendu ; une sorte de frontière invisible et fragile semble s’établir entre le meilleur de nous-mêmes d’une part ; et toutes ces impulsions et ce ressenti qui nous forcent à agir seulement en fonction de nos intérêts d’autre part… »
Pour avoir quand même et envers et contre tout, la possibilité d’étudier ; Ould Ruis irait en France…
Dans les cours de récréation les altercations entre groupes ou bandes rivales étaient fréquentes. Ce n’étaient que coups bas, vexations, insultes, humiliations, violence verbale, bagarres, vols, sévices sexuels… Avec cet orgueil des privilégiés, cette persécution des « bleus », cette dureté permanente des rapports de communication. Tout cela était la vie quotidienne au lycée Duveyrier à Blida, entretenue par les pions et par les profs d’ailleurs…