C'ETAIT DONC CELA, VIVRE EN ALGERIE

    Dans ce pays en guerre écartelé par des passions et des idéologies aussi vives que des charbons ardents, où les arguments des uns et des autres s’opposaient avec force et violence, conviction ; raison du cœur, de droit et d’attaches profondes… Il n’était guère facile voire impossible, de sauvegarder une certaine indépendance d’esprit oh combien fragile, brutalement chahutée et conspuée d’ailleurs… Les comportements des uns et des autres, les engagements et les choix prenaient systématiquement le dessus sur toute réflexion, sur toute pensée profonde…
Et lorsqu’il devenait tout de même parfois possible d’exprimer et de laisser exister cette indépendance d’esprit, alors la communauté à laquelle on semblait appartenir, ou même la communauté à laquelle on n’appartenait pas ; vous souhaitait « de son bord » à cause du regard que vous portiez sur l’actualité dramatique…
Mais il était impossible à un esprit pur, libre et indépendant, de se rallier à certains choix, de participer à cette violence et à ce déchirement entre des communautés irréconciliables…
Nous étions en Algérie, mon père, ma mère et moi ; directement confrontés au sens du monde d’alors, c’est-à-dire entraînés contre notre volonté dans l’absurdité d’une logique implacable au beau milieu de situations inextricables, complexes et dramatiques… Toute notion de « bien » ou de « mal » perdait son sens parce qu’ici, le bien et le mal se trouvaient liés comme en une gerbe dans un conditionnement idéologique et émotionnel… A un certain moment, nous ne pouvions alors que « prendre parti » selon la nature ou la gravité des évènements.
A chaque coin de rue, depuis les terrasses des cafés, fusaient de la part des Européens « Pieds Noirs » ou « Pathos », les mêmes insultes adressées aux Arabes : raton, bicot, melon, bougnoule… Ces insultes proférées avec haine et violence donnaient envie de pleurer et de vomir. Les Arabes nous appelaient « roumis » et les Français d’Algérie implantés depuis de nombreuses années dont les parents et les grands parents avant eux étaient nés dans ce pays appelaient les métropolitains des « pathos »… Et pour les « pathos » les « Pieds Noirs » étaient des colons et des exploiteurs… Mais les « pathos » étaient aussi racistes sinon plus que les « Pieds Noirs »…
Alors comment s’y retrouver dans tout cela, avec un regard d’enfant empli de points d’interrogation?
Un jour j’ai demandé à l’un de mes camarades de classe au lycée Duveyrier à Blida, un garçon fluet au visage aussi pâle que celui des « pathos », où il était né. Sans un mot et d’un regard dur, il a pointé son index vers le sol, accompagnant son geste avec une conviction déterminée et presque avec arrogance. Alors je lui ai posé cette question : « pourquoi appelle-t-on les Arabes des melons? »
« Comment, tu ne sais pas? Les melons c’est comme les bicots : il faut en tâter dix avant d’en trouver un de bon! » me répondit-il…
Cette réponse ne me fit pas rire du tout. Et je dis à mon camarade : « après tout, les melons c’est comme les autres fruits, on les arrache par dizaines alors qu’ils sont encore verts pour les vendre sur les marchés et en tirer profit. Quand on les achète ils sont durs, n’ont pas de goût mais ils rapportent de l’argent à ceux qui les vendent ».
Lorsqu’il arrivait à mon père, parlant comme les Européens vivant dans ce pays, de prononcer le mot « bicot », je savais que ce n’était là qu’une truculence de langage et de cette manière mon père désignait familièrement dans son esprit, un Arabe de sa connaissance avec lequel d’ailleurs il entretenait une bonne relation. En Afrique du Nord, sans doute plus en Algérie qu’en Tunisie, l’on avait le verbe haut et des expressions imagées. Mon père ne disait cependant jamais « raton, melon ou bougnoule »… « Bicot » en somme, c’était comme si l’on disait en France « Bougnat » ou « Chtimi ».
En Algérie nous n’avions de relations qu’avec des gens très simples vivant une vie ordinaire : des Français sans fortune, ouvriers, petits artisans ou employés, des Italiens ou des Espagnols émigrés, déracinés et sans avenir ne possédant rien d’autre que leur bras pour travailler ; quelques familles Algériennes également, déchirées entre un   certain attachement pour la France et les mouvements extrémistes révolutionnaires, indépendantistes et de la « ligne dure »…
Ces gens humbles exerçaient pour la plupart d’entre eux des professions « au bas de l’échelle sociale » mais ils étaient exubérants, conviviaux, fidèles dans l’amitié, chaleureux, généreux ; leurs portes étaient toujours ouvertes  et l’on se voyait tous les jours, se fréquentait, de telle sorte que l’on se sentait en famille, étroitement mêlés les uns les autres et partageant peines et joies…
Une communication spontanée, truculente, animée, gestuelle, s’établissait et se renouvelait sans cesse et même lorsque cela « fritait » quelque peu, il ne venait jamais de rancune tenace, de sous entendus perfides et il n’y avait pas d’hypocrisie. Si d’aventure il nous arrivait de « faire un enfant dans le dos » à un copain, à un parent, à un ami ; nous le faisions toujours à la façon de garnements polissons préparant une grosse bêtise…
L’on jouait aux boules, allait au cinéma du quartier, à la plage de Zéralda ; l’on buvait l’anisette ensemble… Le dimanche nous partions en ballade dans la voiture de l’un ou de l’autre à Béni Méred ou à Boufarik, quelque fois à Alger et la vie s’écoulait ainsi, intensément vécue, partagée, dont les émotions et les émerveillements étaient à la mesure du ciel que nous avions au dessus de nos têtes.
Les drames, les tragédies et les atrocités de la guerre lorsqu’ils nous touchaient de près et endeuillaient les familles, n’avaient pas prise sur cette vitalité, cet amour de la vie et cette exubérance qui caractérisaient les gens « de là bas »…
C’était donc cela, vivre en Algérie, entre « petits blancs » et Algériens, de Bab El Oued et de Bel.court à Blida, d’un bout à l’autre du pays…
… Mais avec les « Autres » c’est-à-dire les « gros », les possédants, les gens d’affaires, les « Français à l’esprit de France », les gens qui ne comprenaient rien à l’Algérie, « bouchés », « constipés », englués dans leurs préjugés… Alors là c’était un « autre monde »! Un monde où nous n’allions jamais parce que nous le tenions pour responsable de nos malheurs.