UN PEUPLE PRIS ENTRE DEUX FEUX

    Les bombes et les grenades éclataient, les fusils mitrailleurs crépitaient, les charges de plastic déchiquetaient les devantures des magasins, des gens étaient amputés et le sang coulait dans les caniveaux ainsi que sur les trottoirs des villes ; sur les routes les voitures isolées étaient arrêtées lors d’embuscades et mitraillées, il y avait des massacres et des viols dans des villages en feu ; les avions de l’armée Française déversaient des bombes incendiaires qui réduisaient en cendres des forêts entières dans les montagnes, l’on torturait des milliers de gens dans des camps entourés de barbelés…
Mais dans ce pays cependant, la solitude n’existait pas, dans la mesure où nous n’avions pas même le temps de penser qu’elle pouvait exister, tant nous vivions ensemble portes ouvertes du matin jusqu’au soir… La solitude et toute la « philosophie » que l’on aurait pu « broder » autour d’elle, selon une expression maintes fois utilisée entre nous « elle était niquée, la vache, la putain d’sa mère! »
Certains de nos amis Arabes disaient - et l’avenir devait leur donner raison - à propos de l’indépendance : « Ils vont nous instaurer une République Démocratique copiée sur les Soviets et une fois qu’ils seront au pouvoir tous ces chefs de guerre et de partis, ils vont s’approprier toutes les richesses du pays. Il y aura une bureaucratie de nouveaux bourgeois, de zélés et de sbires fonctionnaires du Gouvernement, avec une police à la botte du pouvoir et de la mafia, tout un tas de pourris avec leurs grosses bagnoles et les belles villas qu’ils auront piquées aux Pieds Noirs… Et nous, les gens du peuple, les pauvres mecs que nous sommes, les ouvriers, paysans et manœuvres payés à la journée, et toute notre jeunesse désoeuvrée et désabusée ; nous ne verrons rien de leur « Algérie Nouvelle », ils vont nous « enculer jusqu’à l’os » et on crèvera tellement de faim qu’il faudra qu’on aille tous dans cette France de merde pour « suer le burnous » dans les usines ou dans les vignes »…
Cette indépendance là ils n’en voulaient pas! Etre libres oui, décider de leur avenir dans un pays à eux oui… Mais au bout de cette horreur, pour en arriver à une telle absurdité, à une telle injustice et avec la complicité de certaines puissances étrangères qui ne manqueront pas d’exploiter le filon, non!
Dans l’ensemble pour le peuple Algérien, celui des villes et des campagnes au temps des départements Français d’ Algérie ; la vie au quotidien n’était pas du tout la même que celle des plus pauvres des Européens.
Les Algériens n’avaient eux, vraiment rien du tout! Les familles en ville logeaient dans des sortes de ghettos constitués d’un amas de gourbis ou de constructions hétéroclites en matériaux de récupération, véritables « poudrières » de révolte, de misère et de dénuement où les chefs révolutionnaires des réseaux clandestins se cachaient, préparant leurs actions de guérilla… Même dans cette misère où ils vivaient, les gens terrorisés et menacés, conditionnés par l’idéologie révolutionnaire, devaient contribuer au soutien logistique des meneurs et guérilleros : pris entre deux feux, celui de la France qui brûlait tout au passage de ses armées, et celui des révolutionnaires qui brûlait leurs maisons, ils ne pouvaient que prendre le parti de « sauver leur peau » pour autant que cela leur fut possible encore…
Dans les campagnes la situation des algériens était identique : un peu moins entassés les uns sur les autres, vivant à l’air libre mais sans travail rémunérateur et courbés sur une terre aride qu’ils occupaient où rien ne poussait… Aussi étaient-ils dans le « bled » encore plus misérables que dans les villes…
A cette misère totale et endémique, s’ajoutaient l’ignorance, l’illettrisme et l’absence de soins médicaux. Mais la France alors, se targuait afin de « sauver la face » auprès de l’opinion publique, d’une politique sociale d’alphabétisation, donnant un semblant de citoyenneté à chacun de ces treize millions d’Algériens de l’époque dont elle disait qu’ils étaient « ses enfants »…
A dire vrai l’Algérien était méprisé, surexploité et de surcroît l’on lui attribuait tous les vices, toutes les tares… Et cela, aussi bien de la part des Métropolitains que des Français d’Algérie ou même des Européens en général… Durait depuis des dizaines d’années!
 Dans ce bourbier de haines raciales, de malentendus et de violences, s’établissaient parfois des situations relationnelles totalement différentes, à l’opposé de ce qu’elles étaient habituellement. Le fait que de telles situations aient pu exister, si émouvantes et réunissant des gens d’une « trempe » peu ordinaire, tenait du miracle! Il est vrai qu’en Algérie « tout était possible », le meilleur comme le pire! Dans le regard des gens transparaissait parfois comme une attente amoureuse d’un avenir meilleur, une quête de l’Autre tout aussi amoureuse…
Le « Je vous ai compris » et « la France de Dunkerque à Tamanrasset » du Général De Gaule! Le 13 mai 1958, ce jour historique qui a failli tout réconcilier!… Et puis, la reprise des attentats, le pourrissement, le référendum sur l’Autodétermination le 8 janvier 1961, le putsch des généraux félons du 22 avril 1961, les accords d’Evian et le cessez le feu du 22 mars 1962, la vague de terreur OAS avec la politique de la « terre brûlée », les représailles des fellaghas… Et pour finir, l’indépendance du 3 juillet 1962, précédée depuis trois mois de l’exode de plus d’un million de personnes… Sans oublier le massacre des harkis à Oran le 5 juillet 1962 par les fellaghas. Les harkis furent repoussés des camions à coups de crosse de fusil par les soldats Français…