COME PRIMA...

    En Mai il y eut cette année là de beaux « ponts » avec le 1er et le 8 puis l’Ascension. A l’occasion de chacune de ces fêtes nous eûmes quatre jours sans école.
Le temps était splendide. C’est alors qu’André Bijaoui, séjournant dans sa famille chez l’un de ses frères à Marseille, vint nous rejoindre à Aurillac.
En fait, André demeura auprès de nous, ma mère et moi, durant quatre semaines soit jusqu’à notre départ pour l’Algérie le 12 juin.
La petite chambre meublée que nous louaient les Chambon, toutes fenêtres ouvertes dès le matin, s’emplit jusqu’au soir de tous les « tubes » de la saison, grâce à la caisse de résonance magique et puissante du pick up prêté à ma mère par Thérèse…
Nous fîmes de mémorables sorties dans la 403 Peugeot d’André et parcourûmes les routes du Cantal ainsi que toute la campagne environnante gorgée de soleil. Nous nous arrêtions dans des auberges où l’on nous servait de fabuleux casse-croûtes accompagnés de vins du pays.
En ce temps là, il n’y avait pas de limitation de vitesse à l’exception de certains endroits réputés dangereux ou de la traversée de bourgs. André roulait très vite, sur des routes bombées et étroites, « négociant » les virages avec art. Il me faisait asseoir à côté de lui, je n’avais pas peur du tout, cela m’amusait beaucoup et de temps à autre je jetais un coup d’œil sur l’aiguille du compteur tremblotant sur les chiffres : 130... 150... 160! Par le toit ouvrant l’air s’engouffrait dans la voiture ; les cheveux et la fine écharpe de ma mère volaient, le poste de radio encastré dans le tableau de bord chantait « à fond la caisse »…
Durant ce mois de mai à Aurillac, il y eut la fête foraine avec des manèges que je n’avais encore jamais vus même lors d’une foire exposition à Tunis en 1957... Tous ces manèges me parurent aussi « dingues » les uns que les autres. Et André dépensa une fortune en tours de manèges à sensation : je montais toujours dans ceux qui donnaient le plus de vertige.
Thérèse, très « brave fille », ne s’était nullement offusquée de cette « situation » entre ma mère et André… Bien au contraire elle redoubla de gentillesse et d’attentions touchantes, prêta de nouveaux disques. Son apparence de réserve et de timidité cachait en réalité un cœur d’or. Elle devint une confidente aimante et fidèle et ce fut un enchantement parfois, de l’inviter lors d’une de nos sorties. Ainsi m’aperçus-je qu’il existait en elle un côté « petite fille » extrêmement émouvant et drôle et ne sentis-je plus aucune différence entre mes onze ans et ses vingt et un ans…
Il m’arrivait cependant de remarquer son regard embué derrière les verres de ses lunettes, un regard grave et profond par moments, signe d’une vie intérieure intense…
Ce printemps de 1959 fut comme un pont entre deux vies, celle de Tunis et celle de Blida. Il « tirait à sa fin » et lorsque juin arriva, l’été se trouvait déjà au rendez vous.
« Come prima » faisait toujours fureur. Ainsi passent les saisons et dans la mémoire des saisons, les chansons et les musiques qui les traversent…
Nous fîmes avec André une brève incursion dans les Landes chez mes grands parents maternels qui à cette époque là habitaient à Rion des Landes.
Sur des routes relativement peu fréquentées en ce temps là, André conduisait à « tombeau ouvert » et nous dépassions souvent le 130... Mais n’ayant jamais peur avec lui, il me semblait que rien de fâcheux ne pouvait survenir et regardai défiler les platanes le long des routes… J’aimais sa bonne humeur, son entrain, sa gentillesse, son « romantisme » et cette féerie qui se dégageait de toute sa personne…
A Rion des Landes chez mes grands parents, André fut très bien accueilli et ma grand-mère en particulier qui « sentait venir » la séparation avec mon père, voyait « d’un fort bon oeil » cette relation entre ma mère et André… D’autant plus que ma grand-mère n’avait jamais eu beaucoup d’affection et de considération pour son gendre qu’elle jugeait fantasque, égoïste et instable… André lui parut  un homme pouvant rendre sa fille heureuse…
Notre départ pour l’Algérie était fixé au 12 juin.
André, un homme intègre et profond, connaissait parfaitement le contexte relationnel existant entre ma mère et mon père, savait quelle avait été notre vie jusque là… Et ce qu’il ne savait pas, il le percevait de toute sa sensibilité, de toute son intelligence en éveil permanent. Il aimait ma mère telle qu’elle était, d’un amour totalement désintéressé en ce sens qu’il n’aurait envisagé à aucun prix de briser par une passion excessive ou exclusive, des liens existant encore entre une femme et son mari.
La veille de notre départ pour Marseille, au cours d’une promenade dans les environs d’Aurillac, alors que d’une petite route surplombant la ville nous profitions d’une vue magnifique ; André expliqua tout cela à ma mère et lui dit qu’il l’attendrait si « cela n’allait plus » avec mon père.
Je fis mes adieux à tous mes camarades d’école ainsi qu’à monsieur Robert et promis à tous une longue lettre depuis Blida. Thérèse nous aida pour les valises et l’on referma l’électrophone, puis les fenêtres… Enfin il y eut ce dernier regard embué derrière les verres de ses lunettes, accompagnant l’enfant que j’étais encore et sentant venir ce silence si brûlant, si livide, ce silence sans avenir et tout habité de tant de regards croisés.
A Marseille nous demeurâmes trois jours dans la famille d’André, puis le 12 comme prévu, de l’aéroport de Marignane ce fut l’envol au dessus de la Méditerranée et deux heures plus tard apparut la côte d’Afrique du Nord, abrupte et noyée dans une intense lumière.
Nous ne revîmes plus jamais André.
Par la suite ma mère apprit par un frère d’André que ce dernier nous avait adressé un télégramme depuis Tunis… Dès notre arrivée à Blida ma mère avait écrit à André et donné notre adresse en Algérie… Le télégramme disait selon le frère d’ André : « Tous mes vœux de bonheur à tous les trois »… Ce télégramme n’est jamais arrivé, ou plutôt ce qui est fort probable, a-t-il été intercepté par mon père alors que nous séjournions encore dans le bâtiment du central téléphonique…