DES NOUVELLES D'ALGERIE PAR MON PERE

    Au début du mois d’avril 1959 mon père nous quitta et rejoignit son poste à Blida en Algérie.
Nous eûmes très rapidement de ses nouvelles par une lettre qu’il nous écrivit.
Il était provisoirement logé dans un appartement de fonction au premier étage du Central Téléphonique. Ce serait d’ailleurs là que nous le rejoindrions à notre arrivée prévue en juin. Le logement était exigu, sans aucun confort mais de cela mon père « s’en foutait royalement ». Il ne disposait que d’un lit de camp, de quelques cartons et de caisses pour ranger ses effets ; un réchaud à pétrole lui servait de « cuisinière ».
Son travail à Blida était assez différent de celui de Tunis. Ici, pas de déplacements ou bien à peine sur Blida et ses environs ainsi que sur une partie de la plaine de la Mitidja.
Mon père travaillait presque exclusivement en atelier ou dans son bureau. Entouré d’une équipe de monteurs, il regrettait ses copains de Tunisie. Ce « boulot » lui paraissait routinier, avec des horaires fixes qui ne lui convenaient pas du tout et de surcroît il trouvait déplorable la mentalité de ses collègues et équipiers. Il ne s’entendait pas avec son chef de centre, monsieur Lescure, un être imbu de sa personne, tatillon, austère et qui, nous écrivait-il, « était une vraie peau de vache »…
A cette époque Blida était déjà une ville importante, de quelques dizaines de milliers d’habitants, située à 52 kilomètres d’Alger au pied de l’Atlas Tellien. Dès la sortie de la ville vers le Sud s’élevait d’une pente abrupte la montagne, recouverte tout au dessus de cèdres. Mais tout là haut sur la butte la plus élevée, à environ 1800 mètres d’altitude, existait un « vrai petit coin de paradis » du nom de Chréa, un village ou plutôt une station de sports d’hiver et de villégiature. Dans sa lettre mon père nous disait qu’en hiver il y avait là haut jusqu’à deux mètres de neige parfois…
Au Nord de Blida s’étend la plaine de la Mitidja jusqu’aux collines du Sahel, avec les monts de Cherchell au Nord ouest et au-delà des faubourgs d’Alger vers l’Est, commencent les montagnes de Kabylie dont on aperçoit les premiers contreforts rocheux depuis la route de Chréa.
A proximité des faubourgs d’Alger, El Biar et La Bouzaréah bâtis en hauteur et surplombant la baie d’Alger, l’on aperçoit depuis les terrasses des plus hauts immeubles de Blida, une échancrure en forme de triangle, creusée dans la colline du Sahel. Au-delà de cette ouverture l’on descend sur Zéralda, une plage assez vaste, très populaire. 
La route d’Alger coupe en deux la plaine de la Mitidja. Placé en un lieu élevé, on la distingue très nettement depuis Blida jusqu’au village de Béni Méred tout d’abord, à une distance de six kilomètres et ensuite au-delà de Boufarik, petite ville située à 14 kilomètres de Blida.
De part et d’autre de cette importante route s’étendent de vastes domaines agricoles, des champs de céréales, des orangeraies, des arbres fruitiers et sur les sols non cultivés de terre ocre ou brune, poussent clairsemées des touffes d’alpha et le plus souvent des chardons, des broussailles, des plantes grasses ou épineuses…  L’on aperçoit aussi par endroits des cyprès disposés en rangées, des palmiers et des eucalyptus.
Venant d’Alger, au-delà de Blida vers le Sud, l’on passe par les gorges de La Chiffa, un défilé de plus de vingt kilomètres ou plutôt un canyon aux parois rocheuses déchiquetées et abruptes, un passage difficile et surtout très dangereux en ces temps de guerre et de terrorisme mais d’une beauté à couper le souffle, d’une violence et d’une sauvagerie inouïe, une fracture béante à ciel ouvert comme entre les mâchoires d’un cadavre pétrifié de carnassier géant. Ce passage conduit vers Médéa et traverse l’Atlas Tellien.
Ce serait  là selon mon père le décor de notre nouvelle vie…

    Le printemps cette année là en 1959 en Auvergne fut une saison exquise. Après la dernière neige du 10 avril, le temps se mit franchement au beau et l’air devint tiède. Alors les bourgeons éclatèrent et en quelques jours seulement la plupart des arbres se couvrirent de jeunes feuilles. L’allongement des jours était ici plus sensible qu’en Afrique du Nord.
Dans la cour de récréation de l’école apparurent de nouveaux jeux, en particulier un jeu de billes qui consistait pour le tireur à viser un petit tas et pour l’exposant à disposer  des tas en forme de pyramide. Plus le tas était conséquent et plus le tireur devait viser de loin selon un nombre de pas déterminé.
Ainsi y avait-il le « kiki à 4 », facile à atteindre ; et cela allait jusqu’au « kiki à 13 » ou même à 17.
Les « riches » c’est-à-dire ceux qui possédaient de gros sacs de billes présentaient de très gros « kikis » et du fait de la distance à laquelle devait se placer le tireur, les billes n’ayant pas touché le « kiki » grossissaient les poches des « possédants ».
Les pauvres ne pouvant monter que des « kikis à 4 » se faisaient « plumer » en un rien de temps.
N’étant pas un tireur émérite, un jour je réussis avec seulement 4 billes en poche, à en gagner vingt et montai aussitôt un « kiki à 17 » au risque de tout perdre si je tombais sur un tireur chevronné. Mais la chance me sourit et je devins « riche ».
Afin d’accentuer encore la différence entre les « riches » et les « pauvres » il y avait des billes en terre cuite, craquelées et écaillées, et les billes en verre avec de jolies couleurs au milieu.
Pour le « kiki » en billes de verre, le nombre de pas prescrit était doublé. Ainsi s’établissait un « système économique » : lorsque les « riches » s’apercevaient qu’il n’y avait plus grand-chose à gagner, ils remontaient quelques « kikis à 4 » afin que les « pauvres » soient moins pauvres et qu’eux, les « riches » puissent continuer à s’enrichir. Dans ce « système » s’organisaient des bandes en petites mafias et parfois éclataient des bagarres.
Il y avait aussi entre autres activités, le tressage de « scoubidous » de toutes tailles, véritables constructions artistiques réalisées au gré de nos imaginations. Mais aussi, plus perfide et plus « canaille », la fabrication en grandes séries de « chiques », sortes de projectiles en papier formant de petits boomerangs très durs, que l’on propulsait à l’aide d’un élastique fixé entre le pouce et l’index. L’on se livrait entre bandes des guerres impitoyables. Et pendant la grande récréation de midi et demie à une heure et demie, l’on se rendait accompagnés de « grands » de 6ème ou de 5ème  dans le parking des vélos et l’on « fauchait » les tendeurs que l’on « étripait » pour en tirer de l’élastique à chiques.