UN MAITRE D'ECOLE A AURILLAC AU PRINTEMPS 1959

    C’est ainsi que commença à Aurillac en février 1959 une histoire venue comme l’éclat d’une lumière inconnue entrée dans mon ciel, traversant mon imaginaire et me dotant d’une énergie nouvelle…
Il y a toujours eu quelque part, tout au long de mon existence, en tout lieu, en toute époque et sous les cieux les plus divers ; une petite fille, une jeune femme, une femme qui eût pu être ma mère, ou encore l’un de ces visages de la féminité tombé du ciel… Tous ces visages de la féminité qui, au hasard d’un sourire ou d’un regard ; si nombreux, si divers, à peine entrevus, fugitifs comme l’étincelle ; furent de brèves histoires d’amour… Le temps par exemple, d’un Paris Bordeaux en train, d’un trajet en bus, en métro ou en tramway, de la traversée d’une rue…
C’est à chaque fois le même enchantement, la même « piqûre d’héroïne à vive veine », cet infini bien être ressenti et en même temps cette sérénité, cette paix de l’âme… Et l’absence de brûlure causée par un sentiment de frustration. En un mot oui, tout ce que procure une piqûre d’héroïne mais sans les effets secondaires dévastateurs… Hormis peut-être ce « silence livide et sans avenir » survenu après le « passage »…   
    Le 4 mars 1959 je fis mon entrée à l’école primaire d’Aurillac, école située tout juste en face du lycée, ce qui était très commode parce que ma mère m’avait inscrit demi pensionnaire et à midi j’allais déjeuner au réfectoire du lycée.
Très vite dans cette école d’une ville de province Française où le contact était facile, et où les « étrangers » ici n’étaient pas regardés avec méfiance ou mépris ; et surtout à cause de la personnalité de monsieur Robert, l’instituteur du cours moyen ; j’acquis une popularité phénoménale : tous étaient en effet très intéressés par ce que je pouvais raconter de la vie en Afrique du Nord, des gens, des paysages, du climat.
J’évoquai pour l’essentiel les anecdotes et les histoires où l’on se tord de rire, et laissai de côté les évènements moins « marrants ». J’avais toujours en permanence durant les récréations, un « cercle » autour de moi pour m’écouter, ce qui plaisait beaucoup à monsieur Robert parce qu’ainsi il n’y avait plus de bagarres ou de jeux brutaux au cours desquels il devait inévitablement sévir… Et monsieur Robert était un homme trop gentil pour élever la voix. D’ailleurs il ne donnait jamais de punitions et il était étrange que dans sa classe, une classe de « grands » cependant, l’on n’entende jamais une mouche voler pendant qu’il parlait. Pour la discipline il avait trouvé « un truc terrible » : il faisait élire avec des bulletins de vote pour quinze jours, un « chef »… Et le « chef » en question « faisait la police »…
Quel contraste avec le lycée Carnot à Tunis ou même avec le lycée Gambetta à Cahors! Ici tout le monde était très gentil, avait des attentions touchantes à mon égard.
J’avais de très bons copains et regrettai seulement l’absence de filles car en ce temps là l’école n’était pas « mixte » sauf dans les petites bourgades de la campagne…
En dépit de mes très grosses lacunes en grammaire, calcul et dictée, que monsieur Robert avait remarquées, j’étais cependant très bon en rédaction sur des sujets où il fallait développer des idées et j’en faisais profiter tous mes camarades, de telle sorte que monsieur Robert ne savait plus comment nous départager.
Un jour, toute une après midi fut consacrée à mon exposé sur la Tunisie. Mes dessins et mes pages firent le tour des murs de la classe. Je n’en tirai aucune fierté tellement j’étais heureux d’exprimer et de traduire tout ce qui m’avait émerveillé…
Un matin j’avais organisé le simulacre d’un enterrement à la mode Arabe, avec les pleureuses derrière le macchabée et nous formâmes tous un cortège dans la cour de récréation. C’était à mourir de rire tant les déguisements et les « pitreries » caricaturaient l’évènement…
Très souvent après la classe, avant l’étude du soir pendant la demi-heure de récréation; monsieur Robert sur la demande de ma mère, me donnait des cours particuliers afin que je comble mon retard. Aussi trouvais-je les journées fort longues et épuisantes, toutes passionnantes qu’elles soient…
Monsieur Robert était un homme peu soucieux de sa personne et de son apparence. Il portait toujours des vêtements ternes, usagés, gris et tristes. Et par-dessus ses vêtements, du matin jusqu’au soir, une blouse grise de pensionnaire d’internat, rapiécée, froissée et sévère comme une défroque de prison. De plus il n’était pas très beau, avec des traits accusés et il « faisait vieux ». Mais sans en avoir l’air, il avait une certaine autorité qui devait à mon avis lui venir de sa droiture, de son honnêteté, de son indépendance d’esprit par rapport aux idées et aux modes de son époque.
Sa morale était simple, sans détours et sans parti pris.
Mais aux dires de ma mère il n’était pas assez gai et il aurait eu tout à gagner en soignant davantage sa personne. A sa manière il était profondément attachant  parce qu’il avait le don de percevoir tout ce qui était bon dans le cœur des gens et savait le faire ressortir.
Le 10 avril, un évènement météorologique après tout très ordinaire pour cette région de France au début du printemps, me cloua sur place d’étonnement mais aussi  de dépit… Dès le matin la neige se mit à tomber et à recouvrir le sol y compris la rue devant l’école. Par la fenêtre je regarder tomber ces gros flocons serrés qui virevoltaient comme des mouches blanches silencieuses. Une vois fusa depuis un pupitre : la voix du « chef » : « Alors l’Africain, on n’a jamais vu de neige? »…
Tous éclatèrent de rire même monsieur Robert. En effet depuis février 1956 je n’avais jamais revu de neige.