THERESE ET SON ELECTROPHONE

    A Marseille nous ne nous sommes pas éternisés, les uns et les autres, dans des adieux et c’est à peine si nous avons échangé quelques adresses, numéros de téléphone…
Nous étions désormais en France et rejoignions nos familles dispersées en diverses régions.
La France n’est pas l’Afrique du Nord et ne le sera jamais… Et quand bien même elle le pourrait, ce serait différent. Pas seulement à cause du ciel ou du soleil de juin qui « monte un peu moins haut » à l’heure de midi… Cela tient à la « couleur du temps », c’est-à-dire à la manière de vivre et de communiquer de la plupart des gens ici, de certains visages « un peu constipés »,  de cet individualisme et de cet « esprit de clocher » dominants ; au fait de se sentir étranger dès lors que l’on ne « pense pas comme tout le monde » et de tant d’autres petites choses somme toute sans réelle importance mais si chargées de sens… Mais je sais cependant et je tiens à le dire, que l’on rencontre dans ce pays, la France, comme partout ailleurs, des êtres tout à fait « hors du commun », de ces personnages qui ne sont entrés dans aucune légende, n’ont pas forcément « brillé », se sont fondus dans l’anonymat mais qui à mon sens nous émeuvent davantage que certains grands écrivains, philosophes ou figures médiatiques. Il y a bien là, n’en déplaise à tous ces personnages qui « font la pluie et le beau temps » dans l’actualité, une vraie culture issue et exprimée de ces gens simples. Et cette culture là ne devient pas l’alliée de la barbarie des temps modernes parce qu’elle vit et se perpétue sur un terreau qui lui est favorable : celui du partage, de la solidarité, de la résistance, de la « débrouillardise » et de l’imagination…
    Lorsque les gens se séparent, se disent « au revoir » ou « adieu » sur un port par exemple, lorsqu’ils sont descendus sur le quai par la passerelle d’un bateau, ayant récupéré leurs valises… Quoiqu’ils aient vécu et partagé ensemble, c’est un peu comme une baignoire qui se vide par plusieurs trous d’évacuation : cela fait un « glouglou » en spirale et quand c’est fini, qu’il ne reste plus d’eau dans la baignoire, l’on entend encore quelques bruits d’aspiration… Et vient ce silence en soi, brutal, livide, sans avenir. Ce silence là est plus difficile à gérer en soi que la séparation elle-même, que la disparition des êtres que l’on a aimés… Et la vie est emplie de ces « glouglous » qui vont et viennent. Il suffit pour cela de se laisser traverser par un visage qui passe… Ou que des mains posées autour d’une table, que des regards qui se touchent, se dispersent dans l’air des rues, des routes et des paysages. Le silence incommensurable et sans avenir qui survient alors, bat tous les chagrins à la course…
Il ne demeure que l’illusion de l’éternité d’un instant ou de moments vécus, contre ce silence livide et sans avenir…
    Je ne savais pas ce 18 février 1959 qu’il y aurait un jour de mai 1962, un autre retour sur ce même port, avec le même soleil et en plus du même genre de séparation, un adieu cette fois définitif à l’Afrique du Nord…
Qu’il faisait froid ce matin là à Marseille, ce 18 février! Déjà sur le bateau lorsque le jour s’était levé et qu’apparaissait la côte Française à l’horizon, une pellicule de glace recouvrait le bastingage.
Au lendemain de ce débarquement nous avions rendez vous à Paris au 20 avenue de Ségur avec le ministre des PTT de l’époque, monsieur Bégoud, qui était autant un ami qu’une relation de la sœur de mon grand père maternel, Charlotte Gastal, occupant alors une fonction importante à la Direction des PTT de Bordeaux.
Le soir même du jour de notre arrivée à Marseille, ayant pris le train pour Paris à la gare Saint Charles, nous nous retrouvions par 49 degrés de latitude Nord en plein mois de février dans la capitale de la France. Le ciel était uniformément gris, l’air très sale et le froid insupportable.
Ce soir là nous fûmes hébergés à titre exceptionnel dans le dortoir d’un pensionnat de jeunes filles en banlieue, à Saint Cloud. Nous devions ce gîte inattendu à une vieille tante de ma mère qui n’avait trouvé que cette solution là au problème du logement, étant donné que la tante de ma mère demeurait elle-même dans un tout petit appartement du 16ème arrondissement…
C’était durant les vacances scolaires et dans le dortoir silencieux déserté de la présence des demoiselles, les lits étaient tout propres, bien faits, les draps soigneusement repassés. Je me souviens alors de cette réflexion de mon père lorsque nous choisîmes nos lits « quand je pense à tous ces jolis corps si menus, si gracieux entre des draps frais, j’en suis tout ému… » Ma mère avait beaucoup ri de cette réflexion.
Tous les trois nous débarquions dans la capitale tels des exilés, seulement munis de deux valises, sans vêtement d’hiver ; aussi étions nous fort intimidés dans le bureau somptueusement meublé du ministre, monsieur Bégoud.
Mon père prit connaissance de la proposition qui lui était faite : dessinateur en poste à Issy les Moulineaux en banlieue Sud. Il disposait d’un délai de trois jours pour accepter ou refuser cette proposition et pouvait bien sûr se rendre sur place pour voir si cela lui convenait.
Nous y sommes allés. Métro, bus, train de banlieue, cheminées d’usine à perte de vue, un océan de béton, de hautes murailles constituées d’ensembles résidentiels, une gigantesque toile d’araignée de câbles, de fils d’acier, de poutrelles métalliques, de lignes électriques… Et ces « gratte ciel » presque comme à New York… Mais surtout cet air irrespirable, ce froid, cette grisaille, ces gens qui couraient partout et s’agitaient comme des marionnettes automatiques, cette absence de regards, de sourires, cette  indifférence ; tous ces bruits fondus en un unique murmure de machinerie aux rouages infinis, ce mal de tête permanent qu’aucun cachet n’aurait pu calmer ; ces si nombreux visages « constipés », cette impression de ne pas exister, cette saleté partout ; les urinoirs qui puaient, cette violence qui n’était même plus de la méchanceté et qui était omni présente dans la rue, dans le métro, dans les lieux publics…
Je remarquai tout en marchant avec plein d’ampoules aux pieds, en grelottant et sans prononcer un mot, que nous nous tenions tous les trois par la main, ce qui à ma connaissance n’était peut-être jamais arrivé entre nous… C’est fou ce que la détresse peut parfois resserrer les liens familiaux et ce que la solitude et le dénuement partagés peuvent dans une situation aussi inhabituelle, dans un environnement aussi étranger et aussi inhospitalier, rapprocher des êtres qui d’ordinaire ne manifestent pas leur affection à l’unisson…
Après la visite dans le bâtiment des PTT à Issy les Moulineaux, mon père avait déclaré « Pour le travail cela me conviendrait bien mais pour vivre ici non! »
C’était là un « non » catégorique… Puis il ajouta « il faut que nous revoyions ce monsieur Bégoud, je vais lui demander s’il n’a pas un autre poste à me proposer ».
Pour la seconde fois nous fûmes introduits dans le bureau du ministre et là, au cours d’un entretien plus personnalisé, plus cordial et presque amical, mon père se vit proposer  tout d’abord à titre provisoire un remplacement de deux mois à Aurillac dans le Cantal où il serait comme à Cahors en déplacement pour l’entretien des lignes… Et ensuite à compter du mois d’avril il obtiendrait un poste en Algérie, à Blida, dans un central téléphonique.
La perspective de retourner en Afrique du Nord nous enchanta. Cependant monsieur Bégoud nous dit que là bas, avec les évènements, l’insécurité, la guerre, les attentats et le « climat politique », ce ne serait pas du tout comme en Tunisie et qu’en Algérie il n’était pas question de « faire du tourisme »…
Nous ne nous sommes donc pas éternisés à Paris et le lendemain même nous partions pour Aurillac.
    Puisque mon père devait repartir pour l’Algérie au début d’avril, il fut convenu avec ma mère que nous demeurerions à Aurillac jusqu’au mois de juin afin que j’y termine mon année scolaire interrompue début février à la suite des évènements de Tunisie. Mon père partirait donc seul début avril…
Il fallut dans l’immédiat chercher un logement à Aurillac, ce qui n’était pas une mince affaire à une époque où il n’y avait pas encore de HLM dans les villes de province.
Nous ne trouvâmes dans une vieille bâtisse appartenant à une famille d’auvergnats, chez les Chambon, qu’une chambre meublée avec un grand lit, un lit d’enfant, un petit lavabo et un réchaud « poussif » sur lequel il était hors de question de « faire de la grande cuisine ». L’unique armoire suffisait amplement pour y loger tous nos vêtements et notre linge, car en ces temps difficiles et surtout transitoires, la garde robe de ma mère se trouvait réduite à sa plus simple expression.
Thérèse, la fille de monsieur et de madame Chambon, une charmante jeune femme un peu timide et réservée, nous prit tout de suite en affection et le garçon âgé de onze ans que j’étais alors, tout étonné et posant sans cesse de nombreuses questions, si curieux de tout, « débarqua tout de go » dans la vie de cette jeune femme « sage et rangée » tel un « petit frère tombé du ciel »… Et très vite nous nous fîmes des confidences.
Cette jeune femme devait alors être âgée de 21 ans je crois… Elle n’avait pas de « petit ami » et n’était nullement « promise ». Habillée très simplement, assez grande et très fine de taille, sans être séduisante, elle n’en était pas moins très émouvante, très attachante. J’aimais beaucoup son visage, son air un peu « intellectuel », son regard bleu derrière ses jolies lunettes, son allure générale, son extrême gentillesse et sa délicatesse, ses attentions toutes particulières pour nous faire plaisir à la moindre occasion. Elle nous faisait passer de bons morceaux finement cuisinés, des gâteaux de la maison et toujours avec un sourire qui traduisait, bien plus que des mots prononcés, son affection et l’intérêt qu’elle nous portait.
Un jour Thérèse arrive dans notre chambre portant dans ses bras un électrophone, un vieux « pick - up » qui devait dater d’avant la guerre mais qui, disait elle, avait une bonne caisse de résonance.
Ma mère à l’occasion lui avait parlé de Dalida, d’Edith Piaf, de Mouloudji, des Compagnons de la Chanson mais aussi de toutes ces musiques modernes qui déjà à l’époque, « faisaient fureur dans les boîtes ».
Thérèse nous fit passer également, quelques disques de Jazz et de Rock. Ma mère fut très touchée par l’attention de Thérèse, accepta donc l’appareil ainsi que les disques et déclara « Vous croyez, Thérèse, que c’est l’esprit de votre maison? »
Elle répondit alors « je crois que vous les aimez beaucoup et puis surtout, ça va réveiller les vieux murs! »