SANS VOILE ET DANS UNE ROBE DE COTON, 17 FEVRIER 1959

    La Tunisie n’était pas un pays en 1959 que l’on pouvait quitter parce qu’un contrat de travail arrivait à expiration : le contrat de mon père avait une durée de deux ans et pouvait être renouvelé…
Vers la fin de l’année 1958 survint l’affaire des écoutes téléphoniques, une affaire grave dans laquelle plusieurs techniciens des télécommunications, collègues de mon père, furent impliqués. Affiliés à un réseau d’espionnage ils communiquaient des renseignements d’ordre politique et stratégiques à une puissance étrangère via l’Egypte. Ces renseignements étaient vendus en échange de diverses protections et avantages financiers. Mon père s’en était aperçu mais il avait fait semblant de ne rien voir, étant sans cesse en déplacement et donc peu présent dans les bureaux de Tunis. Il avait dit à ses collègues « votre piratage, c’est du bricolage et un jour ou l’autre on va tous plonger »…
L’affaire fut découverte en février 1959 et fit scandale dans les milieux gouvernementaux. Le résultat ne se fit point attendre : descente de police chez toutes les familles de techniciens Français, arrestations, interrogatoires… L’un des collègues de mon père, sans doute le plus impliqué dans cette triste affaire, fut particulièrement « cuisiné » par les policiers mais ne donna pas le nom des 2 ou 3 autres personnes également impliquées. Déjouant l’attention de ses gardiens dans le bureau où il subissait l’interrogatoire, il se précipita vers une fenêtre ouverte, se jeta dans le vide et s’écrasa dans la rue, depuis le 4ème étage de l’immeuble.
Le gouvernement Tunisien prit alors une décision immédiate : l’expulsion du territoire de tous les techniciens des Télécommunications Français et de leurs familles.
Le 14 février à six heures du matin un camion militaire s’arrêta devant notre immeuble au 195 avenue de Paris, et l’on nous signifia l’arrêté d’expulsion. Nous ne devions prendre dans l’immédiat, que des effets personnels et monter dans le camion qui allait nous conduire à l’ambassade de France.
Nous avons alors tous campé avec les autres familles dans les locaux de l’ambassade, durant trois jours et trois nuits. Selon ce qui nous avait été expliqué par les « Autorités », tout était pris en charge : le déménagement complet des appartements et l’envoi par containers sur le port de Marseille, de tout ce que nous possédions.
L’embarquement était prévu pour le 17 février à 7heures du matin sur le « Ville de Marseille », un paquebot ordinaire effectuant la traversée en 24 heures. L’on nous avait réservé des places en « classe touriste » et non pas dans la traditionnelle « 4ème classe » c’est-à-dire en chaise longue sur l’avant pont…
Dans les locaux de l’ambassade ce n’était pas le grand confort. Hormis peut-être les énormes fauteuils capitonnés et les tapis somptueux, les banquettes longues comme des limousines, les tables monumentales en merisier ou chêne massif ; et les tableaux immenses sur les murs, représentant des batailles ou des exploits coloniaux.
L’on nous distribua sandwiches, bouteilles d’eau et paquets de cigarettes… Pour l’hygiène c’était très sommaire : nous vivions dans une proximité qui excluait toute poésie et tout romantisme ; nous ne disposions que de deux ou trois petits lavabos pour nous tous, et avec les enfants nous étions assez nombreux.
Les illustrés « Pim Pam Poum de chez Guicciardi furent les bienvenus et j’appréciai vivement et avec grande émotion la présence à mes côtés de ma petite copine Sylvie, la fille de monsieur et de madame Sibuet.
Il eût été bien difficile d’organiser entre nous, une « surprise - partie » et cela pour deux raisons essentielles : l’une c’est que « le cœur n’y était pas » et l’autre tenait à la vétusté du « pick - up » de l’ambassade sur lequel l’on n’aurait pu faire tourner que de vieux « 78 tours » selon nous « d’une autre époque » et à notre goût « complètement ringards »… Mais il y avait entre nous beaucoup de chaleur humaine, de gentillesse, d’humour et de délicatesse en dépit des circonstances dramatiques qui nous réunissaient… Et nous chantions nous même Dalida, Edith Piaf, Les Compagnons de la Chanson. « Come prima » à l’époque faisait fureur…
 De ces trois jours passés à l’ambassade de France à Tunis dans les conditions que je viens de décrire, dans cette proximité qui nous était imposée et en dépit de laquelle régnait entre nous tant de gentillesse, de bonne humeur… et un peu de nostalgie tout de même ; j’en conserve un souvenir impérissable. Ce furent là des moments d’émotion intense, de partage et de fraternité.
Le moment le plus bouleversant de ce séjour dans les locaux de l’ambassade fut lorsque Habiba demanda à nous voir et se fit introduire… « Ils » l’avaient laissé passer! Comment avait-elle su? Comment avait-elle pu se faire introduire en un tel lieu?
Ma mère la prit dans ses bras et je lui tenais la main. Nous étions désespérés à l’idée de la quitter. Elle nous a dit avec toute la musique et toute la force de ses mots à elle, de toute son innocence d’enfant blessée, de toute sa petite âme aussi grande que le cosmos tout entier, à quel point elle nous aimait vraiment… D’un côté elle nous suppliait de l’amener avec nous, mais d’un autre côté elle disait « si je pars, mon père me retrouverait n’importe où »…
Ma mère nous avait dit un jour, à mon père et à moi « essayons d’être amis avec ses parents et si nous devions rester en Tunisie assez longtemps, faisons comme si elle était notre fille, et ces gens si différents pourtant de nous, des gens très proches que nous verrions et inviterions souvent chez nous… Et nous irions aussi en vacances en France avec eux »…
Mon père avait approuvé ce projet. Il avait seulement dit « cela posera  tout de même quelques problèmes, notamment celui de la religion et avec la religion, le milieu, la culture, les mœurs, le voile… »
Le mardi 17 février 1959 aux premières lueurs d’un jour qui s’annonçait aussi bleu et aussi lumineux que les autres jours quoiqu’un peu froid car le vent du Nord soufflait de la Méditerranée, les camions militaires vinrent se ranger dans la cour de l’ambassade.
Nous étions prêts. Le dernier café avalé, un « brin de toilette », une valise à la main et ce fut le départ… Ce 17 février à Tunis fut le seul jour où j’ai eu froid le matin, depuis mon arrivée à l’aéroport d’El Aouina le 23 septembre 1957...
A sept heures dans le port retentit la sirène du bateau. Les remorqueurs tiraient déjà sur les câbles. Nous étions tous accoudés au bastingage, muets d’émotion…
Sur le quai apparut une petite silhouette sans voile dans une jolie robe de coton… Le visage d’Habiba, déjà peuplant le pays des souvenirs sous la forme d’une image qui nous émerveillera toujours et dont ne saura jamais si elle est du passé, du présent ou de l’avenir…
Mille kilomètres de Méditerranée, vingt quatre heures de traversée… Une journée froide, un soleil d’hiver pâle puis une nuit glaciale pointant des étoiles féroces… « Ils » avaient été tout de même sympas, de nous réserver des « classes touristes »…