DANS L'ARRIERE BOUTIQUE DU MAGASIN DE DISQUES D'ANDRE

     A Tunis, au centre ville, dans le quartier le plus animé et le plus commerçant, il y avait un petit magasin de disques et d'appareils de radio qui ne  « payait pas de mine » , tenu par un homme, un Israélite âgé de 36 ans à l'époque et qui s'appelait André Bijaoui. Ma mère se rendait souvent dans ce magasin de disques parce qu'il y avait là une " atmosphère" qu'elle ne retrouvait nulle part ailleurs. Déjà, pour situer le " cadre ", ce magasin avait sa devanture dans une petite rue très ordinaire et " cela ne faisait pas riche ". L'arrière-boutique était un véritable « foutoir », un amoncellement d'appareils de radio, de tourne-disques, de meubles éventrés, " les tripes en l'air ", noyés de poussière. Un désordre indescriptible, une antre de bricoleur inorganisé. L'homme qui tenait ce magasin, André, n'était ni un " tombeur de dames ", ni un séducteur, ni un "dragueur ". Mais c'était un passionné, un rêveur,  n'existant que par les gens qu'il rencontrait et dont il pouvait parler pendant des heures sur ce qu'ils savaient, avaient vu et  lui apprenaient de leur vie, de leurs voyages, de leurs expériences. André s'étonnait et s'émerveillait de tout, ne vivait que dans l'instant présent et  n'avait aucun projet d'avenir. Il n'était pas marié et, à l’âge de 36 ans, était demeuré tel qu'il était, adolescent, bohème, désordonné et romantique. Ce qui surprenait le plus en dépit de sa virilité, de son allure d'acteur de cinéma en déroute, de son visage aux traits accusés et très masculin, était son tempérament chaleureux, expansif, sa tendresse, sa gentillesse absolument émouvante.
Jusqu'à ce printemps de 1958, il n'y eut " rien " entre ma mère et lui. Pour rien au monde un homme tel que lui, si droit, si honnête, si humble en dépit de sa personnalité étonnante, de son physique particulièrement avenant, de son intelligence et de sa faculté à résoudre tous les problèmes ; ne se serait permis avec ma mère ou toute autre femme, d'avoir une attitude quelque peu équivoque. Sa délicatesse, sa discrétion, le désintérêt qu'il manifestait à l'égard de lui-même, tout cela était très touchant, très émouvant.
Il ne se mettait jamais en colère, se montrait toujours d'une patience presque excessive, en particulier pour toutes les " lubies ", les attitudes impossibles de certains clients dans son magasin. Il prenait tout avec philosophie, sérénité, et si certains comportements l'amusaient beaucoup, il avait une manière bien à lui, très drôle, de tout excuser, de tout pardonner, de tout comprendre. L'on eût dit qu'il vivait en lui ce que les gens pouvaient ressentir, penser, éprouver.
Par la suite, il faut bien le dire, il y eut une suite, ou plutôt une " histoire ", durant les 12 ou 14 mois suivants entre ma mère et cet homme.  Il est toujours resté très discret à propos de tout ce qui le touchait personnellement. Issu d'une famille de très pauvres gens, ayant perdu son père alors qu'il était encore assez jeune,  il fut surtout élevé par sa mère,  ses frères et ses soeurs qui étaient avec lui une fratrie de neuf. L'adoration, la vénération, le respect et l’amour dont il entourait sa mère était phénoménal. C'était un Israélite " laïque ", c'est à dire qu'il ne pratiquait pas la religion, tout comme la plupart de ses frères et soeurs, dont deux ou trois habitaient à Marseille et qu'il fréquentait assez régulièrement lorsqu'il se rendait en France par le bateau.   

    Comme tous les Européens de ce pays implantés là depuis deux ou trois générations, André avait " le verbe haut ", aussi bien dans l'intonation, l'accent, que dans la manière de s'exprimer. Avec l'immense chaleur humaine qui se dégageait de lui, sa bonne humeur habituelle et constante  vous " décoiffait" dès le saut du lit et ne s'éteignait même pas avec le sommeil. C'était encore plus beau de l’entendre parler que d'écouter les  Compagnons de la Chanson.
Passionné par son métier, oui, il l'était vraiment. Il n'était pas seulement vendeur, réparateur ou bricoleur, et Dieu sait s'il excellait en ces domaines mais il connaissait l'histoire de chaque disque, les tenants et les aboutissants de chaque " sortie " un peu spéciale, il aurait pu durant des heures nous raconter un nombre incalculable de petites anecdotes émouvantes et drôles, en particulier à propos de chanteurs qui n'avaient pu faire qu'une saison, et de toutes sortes de gens du milieu de la chanson et des variétés.
Avec lui le disque écouté nous faisait entrer dans " une autre dimension ", nous en ressentions au plus profond de nous, toute l'atmosphère, toute l'authenticité, tout le " climat ", tout le message.
Un jour où ma mère était venue dans son magasin avec Habiba et que pour ma part je furetais dans l'arrière-boutique ;  mains et doigts plongés dans les " tripes " des appareils éventrés ; il avait fait écouter à Habiba quelques chansons d' Edith Piaf et il lui avait dit : " Cette fille, quand elle était petite, était encore plus pauvre que toi: elle est née dans la rue, sur le trottoir et sa maman n'avait même pas une culotte pour la changer alors que toi, t'es quand même née dans une vraie maison sur une paillasse! » !  Ensuite il lui avait fait écouter un gars de son pays, en Arabe, un gars qui avait réussi à faire un disque et il lui avait raconté l'histoire :  « Ce jeune-là, avant de faire son disque, il cirait les pompes des militaires à Bizerte. Un jour il n'avait plus de cirage. Alors il s'est mis à chanter une chanson que lui avait apprise sa mère et qu'il avait un peu transformée, improvisée à sa façon. Les pièces de monnaie se mirent à tomber et très vite il se rendit compte qu'il gagnait plus d'argent qu'en cirant les pompes. Il n'a pas racheté de cirage. Il a fait son disque... "
Et quand André expliquait quelque chose, c'était comme s'il l'avait vécu lui-même. Il fallait qu'il le traduise à sa façon, en donnant même à l'évènement le plus anodin, une magie dans la musique de ses mots à lui, une intensité, une gravité et une drôlerie dans sa narration… Et l'on se sentait tout de suite transporté dans l'intimité d'une réalité profonde.
Pour Habiba, le magasin d' André était un lieu magique, le lieu en lequel deux cultures n'en faisaient plus qu'une, sans qu'aucune des deux n'y perde son identité. Le lieu de toutes les espérances et de tous les rêves possibles...