TOILETTES FEMININES, VISAGES ILLUMINES

    Au printemps de 1958 il y eut un changement dans la manière d'être de mon père. Ce fut à peine perceptible au début et nous n'y prîmes pas garde, maman et moi. Un samedi soir alors que mes parents donnaient une " surprise-party " et que l'appartement était envahi dans tous les recoins par les bouteilles, les verres, les plateaux de petites choses à manger et que beaucoup de nos amis ne savaient plus où s'asseoir ; en cette heure de la nuit déjà presque matinale, dans la mélancolie des slows et des couples qui, un peu " dans les vaps ", se " collaient " sans retenue ; après l'excitation et le tourbillon des danses qui avaient précédé cet " intermède romantique " ; mon père me sembla " tout drôle "… D'ordinaire lors de ces soirées entre amis, sans être un "fana " de la gesticulation, mon père se surpassait, manifestant son humour, son ironie, son entrain et son esprit frondeur.
Depuis le " cagibi " où je me tenais, à l’intérieur duquel on avait placé un petit lit de fortune, par la porte à peine entr'ouverte, j'observais, j'écoutais, je me gavais de toutes ces toilettes féminines, de ces visages illuminés ; je percevais le froissement des robes, je humais ce bien-être général, respirant ces sécrétions provenant de l'agitation des corps, des peaux, des haleines…  
Alors je vis mon père, qui n'en finissait plus de changer un disque et qui semblait figé tout à coup dans un mutisme noir que je lui avais déjà maintes fois connu et qui, inévitablement était un signe...
Mais cette fois nous vivions à Tunis et plus à Cahors… Et le  signe  avait très vite disparu dans la fête.
Le dimanche matin après le départ de nos invités et deux petites heures d' " effondrement ", mon père se leva, s'habilla et voulut sortir. Il se ravisa, revint sur ses pas, puis il nous aida, ma mère, Habiba et moi, pour tout remettre en ordre  dans l'appartement. Mais il ne desserra pas les dents et son visage paraissait noir, plus noir que celui d' Habiba. Et son noir était un noir de l'âme, un " noir de trou noir de l'espace ". Alors, nous perçûmes le "signe", comme si Tunis venait subitement de " changer de latitude ".
Quelques jours plus tard, il y eut une " scène". Cela était venu à propos d'une paire de chaussures qu'il fallait m'acheter, parce que celle que je portais aux pieds était usée jusqu'à la corde. Ma mère n'avait plus d'argent. D'ordinaire au début de chaque mois, mon père lui remettait la somme nécessaire, très largement d'ailleurs, afin de subvenir aux besoins du ménage. Il savait que ma mère gérait très mal la bourse familiale, qu'elle dépensait beaucoup en frivolités et surtout qu'elle se montrait d'une générosité excessive. Mais mon père ne s’occupait jamais des « affaires d’argent » :  son travail, ses déplacements, le genre de vie qu'il menait et surtout de sa part, un désintérêt profond quant à ce qui touchait aux contingences de la vie quotidienne, tout cela faisait que mon père « planait à cent lieues » de toutes ces prosaïques réalités de la vie. Aussi, sans avoir aucune confiance en ma mère dans ce domaine là, lui laissait-il " carte blanche", pour le pire comme pour le meilleur.
Mais ce jour-là, il semblait que l’on avait atteint une limite. Il explosa de colère, d'une de ces colères abjectes et dévastatrices qui faisaient surgir un désert là où l'instant d'avant il y avait encore une oasis. Ce n'était pas pour le prix d'une paire de chaussures... Mais nous n'étions pas au 15 du mois! Mon père ne donna rien et claqua la porte... " Démerdes-toi et fais avec ce que je te donne au début du mois..."
    En ce printemps de 1958, les chansons d' Edith Piaf, le rock, les musiques modernes, les Compagnons de la chanson,  Mouloudji, Dalida et tant d'autres, étaient dans toutes les têtes. Et les maisons de disques, de chaînes Hi-Fi, de meubles stéréophoniques étaient des lieux d'évasion où l'on pouvait rêver, refaire le monde, discuter avec les gens qui tenaient ces commerces et qui racontaient la vie des vedettes, expliquaient les nouvelles technologies, les performances des appareils, ou comment participer à un spectacle de variétés, aller sur scène, contacter une maison d'édition, produire un disque...