LE TRAMWAY D'ARIANA

        Au Belvédère nous assistions le jeudi après midi à une séance de Guignol, ce qui plaisait beaucoup à Habiba, parce que selon elle les marionnettes ressemblaient à des personnages qu'elle connaissait, avec  leurs couleurs très vives, leurs gestes et  leurs mouvements dans un décor de vie ordinaire en carton-pâte, imagé dans le sens de la farce. Elle riait aux éclats à  ces jeux de scène souvent improvisés, teintés d'humour populaire et parfois d'une certaine gravité.
Après le Guignol où l'on s'était tordus de rire et étranglés d'émotion, ma mère nous amenait  « voir les poneys », dont la fonction distrayante mais lucrative pour l'homme qui les menait, consistait à tirer de petites charrettes peintes en bleu - ciel chargées d’ enfants hilares et étonnés, assis ou gesticulant, essayant de tirer la queue des poneys. Je n'y suis monté qu'une seule fois et j'avoue que cela ne m' a pas particulièrement amusé. Je trouvais que les poneys avaient l'air triste et qu'ils étaient trop dociles. Ils avançaient toujours du même pas et quand ils s'arrêtaient, l'homme qui les dirigeait leur donnait un petit coup de badine.
Une fois, après la promenade au Belvédère, alors que la fin de l'après-midi se teintait déjà de cette si douce nuance de lumière jaune - orangée, transparente, toute vibrante dans le ciel africain ; ma mère, pour me faire plaisir et parce que je le lui avais souvent demandé, nous fit monter dans le tramway numéro 6, celui qui allait à Ariana. De ce côté-là, il n'y avait pas de faubourgs. Au delà du Belvédère, la ville s'arrêtait net. Le village d’ Ariana n'était qu'un groupe de maisons basses en torchis, situé à sept kilomètres de Tunis.
 Dans le tramway brinqueballant nous étions vivement cahotés ; les vitres tremblaient, le bruit de ferraille était assourdissant, nous étions seuls dans le wagon de bois ; j'étais assis en face de ma mère et d' Habiba, dont les jambes de l’une et de l’autre étaient délicatement croisées, très fines et j'aurais aimé alors être très fort en dessin pour pouvoir les tracer toutes les deux, d'un coup de crayon tendre et léger. Elles étaient tellement belles ! Mais le crayon se serait cassé tant nos positions étaient instables. La feuille de papier ne pouvait être, en cet instant et pour toujours, qu’une « feuille de mémoire »…
 Un court espace nous séparait... Un espace interstellaire  dont les années-lumière avant que nous existions ensemble sur la Terre, avaient déjà rétréci dans un  « passage secret » ouvert entre  des souvenirs plus anciens que notre vie et ce qui nous reliait aujourd’hui.  Ces deux visages en face de moi, de toute la lumière de leur regard m'embrassaient très doucement, me délivrant ainsi d’une terrifiante solitude et de devoir m'exister moi-même . Ces regards généreux, étonnés et tout emplis de mon ravissement, vibrant au plus profond de mon être ;  me révélaient ce  que je sentais exister en moi et que je souhaitais exprimer de toutes mes forces.
J'aurais voulu être comme ce Monsieur Rank, le grand producteur de films mais en  « un peu moins vieux » tout de même... Prendre Habiba comme héroïne de l’un de ces films - culte ; un film qui aurait eu pour titre  « L' Africaine », un film où j'aurais traduit et mis en scène  cette histoire d'elle , unique, toute simple, dans ce pays où le Bon-Dieu et le Diable se seraient donné rendez-vous afin de se livrer un duel éternel jusqu'à une issue qui les aurait dépassé eux-mêmes peut-être, tant cette « africaine » leur aurait à l’un et à l’autre « damé le pion »…  Oui, l' histoire que j'aurais aimé raconter en images, aurait été très simple… Mais son message infini : celui du balbutiement d'un monde qui peu à peu, aurait été habité par des civilisations plus évoluées, plus proches de leurs racines et plus solidaires de leur avenir…