UNE FILLE ADOPTIVE

    Habiba, d'octobre 1957 jusqu'au 17 Février 1959, jour de notre départ de Tunis, resta donc auprès de nous. Elle arrivait le matin vers 9 heures alors que j'étais déjà parti pour l'école, prenait son repas de midi dans la cuisine puis quittait l'appartement vers cinq heures de l'après-midi. Elle ne venait ni les samedis ni les dimanches ni parfois le vendredi qui, pour les Musulmans remplaçait le dimanche. C'était le jeudi que je la voyais, le jour du congé scolaire. Ne connaissant que quelques mots seulement de la langue Française, elle ne parlait donc pas beaucoup. Mais sa voix était si douce, si agréable à entendre, son intonation si émouvante que, si l'on n'avait pas tout à fait compris ce qu'elle voulait dire, on n'osait pas le lui faire répéter. Alors on se rapprochait, la regardait puis elle reprenait et parvenait à se faire comprendre.
    A l'école, j'avais un professeur d' Arabe  très imbu de sa personne qui se prenait pour un personnage important, changeait de costume tous les jours et qui surtout était d'une dureté extrême. Il était assurément, de tous les maîtres, le plus " fana " du coup de règle sur les doigts. Avec lui, je ne pouvais pas retenir un seul mot d' Arabe. Dans ces lettres qu’il fallait plus dessiner qu’écrire, selon qu'elles étaient situées au début, au milieu ou à la fin du mot, avec ces sons imprononçables, ces phrases qui se lisaient de la droite vers la gauche; les voyelles représentées par des signes très petits au dessus des lettres, cette grammaire si complexe, cette manière de construire les phrases et d'exprimer des nuances, je m'y perdais, je m'y noyais. Un jour je me suis révolté contre ce maître abominable. J'ai tapé très fort sur le pupitre et il a fallu que deux de mes camarades  me ceinturent et me maîtrisent avant que je ne casse tout.
Résultat : trois jours d'exclusion de l'école, avec un avertissement et un sermon dans le bureau du Directeur en présence de mes parents, auxquels j'avais raconté ce qui s'était passé. Résolu à ne pas céder et, il faut le dire, avec la bienveillance et la compréhension de mes parents dans cette affaire, j'ai réussi par la suite à être dispensé du cours d' Arabe. Mais peut-être pas d'essayer d'apprendre l' Arabe.
 Habiba parlait l' Arabe dialectal. L' Arabe de la vie de tous les jours, avec la musique des mots, l'âpreté, la rigueur, mais aussi toute la beauté de cette langue aussi adaptée à la réalité pratique qu'à tout ce qui touche à l'âme, à la sensibilité.
Je faisais l'apprentissage d'une culture et d'un art de vivre  différents de la culture occidentale et de la pensée Européenne.
Je répétais les mots qu' Habiba prononçait pour désigner les objets de la vie courante. Le jeudi matin quand je partais avec elle pour faire les courses auprès des commerçants du quartier, j'apprenais les noms de ce qui se mangeait. Aujourd'hui hélas j'ai presque tout oublié de ce que j'avais appris alors. Mais ce qui me reste, dans le creux de l'oreille, aussi présent, aussi envoûtant, aussi magique, aussi chargé de souvenirs et de confidences que le murmure des vagues de l'océan… C'est cette musique des mots à nulle autre pareille... Le professeur d' Arabe, au Lycée Carnot à Tunis, n'avait été qu'un accident, une sorte de malentendu vite effacé par Habiba, tout d'abord, puis par tant d'autres personnes de ce pays ; et quelques années plus tard, par tant d'exilés venus se perdre  dans les brumes du Nord de la France, de l'autre côté de la Méditerranée ; là où le soleil en hiver peut descendre à l'heure de midi au niveau de la cime d'un peuplier, aperçu depuis le balcon d'une maison.
    Habiba n'était pas tout à fait pour ma mère une femme de ménage. A dire vrai, elle ne l'était pas du tout. Elle était sa fille adoptive, l'accompagnait partout, en ville, au marché, dans les magasins, aux terrasses des cafés. Et d'ailleurs lors de ces sorties,  il fallait toujours choisir de se rendre dans des quartiers de la ville où Habiba ne risquait pas d'être reconnue par un membre de sa famille, par son père en particulier qui était un Musulman « pur et dur »… Ou par l'une de ses connaissances, des amis de son père, des voisins, des gens de son « milieu » qui eussent été offusqués de la trouver mêlée à cette vie occidentale qu'ils exécraient.
Avec ma mère Habiba apprenait à lire, à écrire, à découvrir les livres, les journaux, les revues, l'histoire du monde et aussi la musique, les fameux "tubes " de la saison ; elle apprenait à danser le " tcha-tcha-tcha", le rock' n roll... Et ce qui était très émouvant dans tout cela, c'était qu'on pouvait lui apprendre n'importe quoi, elle n'en conservait pas moins sa pureté et son innocence originelle, son humilité et sa dignité, comme si la connaissance, la découverte du monde n'avaient pas le pouvoir de la dénaturer et de la faire avancer dans le " Sens du monde ".
J'ai très rarement connu dans ma vie, de tels êtres ayant pu ainsi s'ouvrir à la connaissance et en même temps, demeurer aussi proches de leur enfance.
Dans les premiers temps où elle venait, lors du repas de midi elle voulait s'isoler toute seule dans la cuisine et ne pas manger avec nous. Déjeuner avec les patrons «  cela ne se faisait pas ". C'était proprement inconcevable. Et puis, Habiba ne mangeant pas de porc, par délicatesse, ma mère mettait un soin extrême à relaver toutes les assiettes dont nous nous servions habituellement : tous les couverts, les verres. Ma mère avait même acheté pour Habiba, de la vaisselle dont elle était seule à se servir. Ma mère ne voulait pas non plus qu' Habiba accomplisse des tâches trop ingrates, telles que frotter le carrelage à la serpillière, nettoyer les WC, par exemple. Une fille comme elle... Et Habiba se fâchait presque, disait qu'elle avait fait cela toute sa vie. Et pour finir ma mère et elle éclataient de rire puis faisaient le travail ensemble en écoutant des disques.
Aux premiers jours ma mère, offusquée par la pauvreté de l'habillement d' Habiba : un grand bout de tissu rugueux enroulé sur son corps,  voulut lui donner des vêtements : elle avait préparé à cet effet une énorme valise remplie à ras bord de tout ce qu'elle ne mettait plus. Je revois encore la surprise d' Habiba, sa peur - panique, presque...  « Et que va dire mon père quand il verra tout cela ? Il va me tuer ! »
«  Non » lui répondit ma mère,  « tu lui diras que c'est pour toi, rien que pour toi... parce que tu sais, Habiba, il ne te tueras pas : il voudra peut-être les revendre, mais ne te laisses pas faire... »
Habiba partit donc avec la valise, après avoir pris soin cependant, sur le conseil de ma mère, de mettre de côté quelques petits  « effets » au fond d'un couffin empli de linge et de chiffons.
Lorsqu'elle revint, un lundi matin, elle éclata en sanglots « tu sais, madame, mon père, il m'a battue, il a tout pris, il a tout vendu, il a gardé l'argent pour lui, il ne faut plus rien me donner ».
Mais ma mère donna encore une pleine valise :  « Ce sont de pauvres gens »… Et à Habiba :  « Si ton père te bat encore j'irai le trouver moi, et je saurai lui parler ! »  Habiba cependant, telle qu'elle était dans toute la magie de sa féminité,  se serait-elle enveloppée d'un sac de pommes de terre, qu'elle eût encore été d'un chic, d'une classe, d'une délicatesse hors du commun.
Les meilleurs moments étaient le jeudi après-midi. Il ne pleuvait jamais. Le ciel était uniformément bleu… Plus bleu, plus pur, plus lumineux que sur les cartes postales. Nous allions tous les trois en promenade au  Belvédère.  Tout là-haut dans un décor antique, au milieu d'une végétation méditerranéenne, c'était comme dans les livres d'histoire qui racontent les splendeurs de Carthage avant les guerres contre Rome. Depuis les terrasses en corniche, de tous côtés l’on dominait la ville toute blanche, toute ciselée dans la lumière, et vers le Nord, les plages de La Marsa et de La Goulette, la route de Bizerte. Et le Grand Sud, infini, vertigineux, au delà de la chaîne de la Dorsale...
Entre cette femme qui était ma mère et cette jeune fille à la peau noire, si belle, qui était pour ainsi dire ma soeur adoptive ; entre ces deux définitions de la féminité qui me ravissaient, au delà de toute réponse possible à une attente secrète et jamais révélée à personne,  je tremblais de bonheur, éperdu de reconnaissance et c'est alors que je pris conscience de ce qu'il y avait d'exceptionnel à être venu au monde... « Oui, le monde, même comme il était, même comme il avait toujours été, et même comme il serait encore pour aussi longtemps…  De l'avoir connu auprès de ces êtres-là, valait assurément le coup d'être sorti du ventre de maman ! »