"ALLONS VOIR SI NOS PERES ONT BESOIN DE NOUS"...

    A Tunis nous fréquentions également les Sibuet, eux aussi venus de France au titre de la " coopération technique ". Ces gens-là étaient de l'âge de mes parents mais  nous ne les voyions que lorsque mon père jouait au Tennis avec monsieur Sibuet.
Ce dernier était un bon partenaire de jeu mais je crois me souvenir que mes parents disaient d’eux : « ils ont la mentalité de France », même si l'air du pays et le genre de relations que nous entretenions alors, les avaient quelque peu conquis.
En fait ce dont je me souviens le plus c'est de la  fille de monsieur et madame Sibuet, moins âgée que moi de deux ans. De toutes les relations de mon père, les Sibuet étaient le seul couple ayant une fille très jeune, avec laquelle je pouvais m'amuser. Fille unique, un peu  « enfant gâtée », je la trouvais farouche, peu communicative, parfois dédaigneuse et elle ne souriait pas beaucoup. Sans être très jolie, elle m'étonnait et m'émerveillait cependant,  parce qu'elle avait beaucoup de féminité pour une petite fille de son âge.
Je la revois encore, un après-midi de fin d'été, aux abords du court de tennis, alors que nous étions tous deux assis sur un petit banc et que nous échangions des illustrés ; que nous parlions des derniers "tubes " de la saison, des chansons de Dalida, de Dario Moreno, des Compagnons de la chanson ; évoquant également les débuts du Rock' n roll, le " Tcha-tcha-tcha ". Comme des enfants que nous étions et peut-être parce que chacun d'entre nous était seul, sans vrais copains ; confrontés à la violence de l'univers scolaire, nous nous échangions toutes sortes de questions sans réponses et j'avoue que j'y mettais peut-être plus d'humour qu'il n'en fallait, émaillant mes propos de réflexions saugrenues, me moquant de ce à quoi bien des gens croyaient, au risque de choquer, de déranger ma petite interlocutrice. Toutefois, étant d'un naturel très pudique, je ne lui disais pas tout ce que je ressentais. Il y avait entre nous une délicatesse un peu distante, des regards qui auraient voulu se toucher mais qui s'appuyaient toujours sur des attitudes ou des comportements précis et étudiés, au gré des allées et venues des joueurs.
Cet après-midi-là elle portait une chemisette blanche avec un col en dentelle ras du cou, une jupe courte, verte, fendue sur le côté. Ses jambes étaient bien galbées, ses cheveux noirs s'arrêtaient sur la nuque en une ligne fraîche et pure, elle était coiffée en " brushing ", ce qui a toujours été la coiffure que je préférais, pour les filles. Elle n'était pas, de caractère, très ouverte, ni spontanée, peu expansive et d'ordinaire elle ne parlait pas beaucoup. Cependant, la retrouver était pour moi un enchantement.
Je n'étais pas, à proprement parler, amoureux mais j'étais, à chaque fois très ému. De plus elle était la seule fille avec laquelle je pouvais parler et, dans ce monde uniquement masculin de l'école, qui était mon univers quotidien à l’exception du jeudi, du dimanche et des jours de vacances, je me sentais donc très bien en sa présence.
J'étais très gentil, très drôle ou du moins m'efforçais de l 'être et je crois bien qu'elle n'était pas indifférente : il y avait des signes discrets, pudiques, à peine perceptibles, de sa part.  J'aurais voulu étreindre ce "quelque chose en elle " qui n'était pas ce qu'elle était apparemment.
Les joueurs, exténués, couverts de sueur, avant de se diriger vers les vestiaires, partaient à la recherche des balles éparpillées. Les sacs de sport, les serviettes, les raquettes, étaient encore sur les bancs. Comme pour clore un de ces silences demeurés en suspens entre nous, à cet " instant frontière" entre des regards qui hésitent et des doigts qui se touchent, je l'entendis s'écrier : " Allons voir si nos pères ont besoin de nous..."