UNE "GRANDE SOEUR" TOMBEE DU CIEL

     Ma mère dans l'appartement que nous occupions au 195 avenue de Paris à Tunis et qui était cependant assez  spacieux, se sentait à l'étroit et surtout bien seule...
La " poussière ", le ménage, quelques courses chez les commerçants du quartier, tout cela ne prenait pas beaucoup de temps. Aussi, pendant les jours de la semaine lorsque mon père s'absentait longtemps du fait de son travail et qu'il effectuait des déplacements d'un bout à l'autre du pays, trouvait-elle les heures longues. Bien sûr l'après-midi, il y avait les promenades au Belvédère, les sorties en ville, les marchés pittoresques, les souks, les terrasses de café, les magasins de nouveautés, les maisons de disques, les libraires, les boutiques de prêt-à-porter…  Tout cela ne manquait pas à Tunis, avec la douceur de l'air de ces hivers magiques où dominait le bleu du ciel.
Comme à Cahors et sans doute davantage, ma mère collectionnait tous les "tubes " de la saison, achetait de nombreux disques et dans l'appartement, le matin, l'électrophone marchait " plein pot ". Vers la fin de l'été de 1957, deux mois environ après que mes parents eurent emménagé au 195 rue de Paris, ma mère se mit à la recherche d'une dame ou d'une jeune femme pour l'aider dans le ménage, pour le repassage, les " travaux d'intérieur " et la préparation des repas. Mais elle avait avant tout besoin de compagnie.
Les Italiennes plantureuses, les " mama à tout faire ", les petites Mauresques, habituées des " grandes maisons " étaient légions en ce temps-là chez les riches étrangers,  Européens en général, les familles aisées de commerçants, de gens d'affaire ou fonctionnaires du gouvernement. Mais elles avaient toutes les mêmes qualités et surtout les mêmes défauts : si elles se révélaient pour la plupart de parfaites maîtresses de maison et des " bonnes à tout faire " hors-ligne, elles étaient également  « mauvaises langues » , cupides, voleuses, vulgaires, orgueilleuses et sales. Ma mère avait " les idées larges " pour l'époque,  était très marginale par rapport aux valeurs et à l'esprit de son temps, surtout dans un pays tel que la Tunisie des années 50 qui subissait encore, même en tant qu' état souverain et indépendant, la domination des Européens, des hommes d'affaire et des aventuriers de tout poil. Ma mère était d'une générosité extrême, s'apitoyait pour un oui, pour un non, ne pouvait pas supporter la misère qu'elle voyait autour d'elle, son porte-monnaie était grand' ouvert, elle aurait donné jusqu'à sa chemise et en plus de tout cela elle était expansive, chaleureuse, affectueuse à l'excès ; drôle à faire pleurer de rire et par dessus tout cela encore elle n'avait pas d'orgueil. Selon l'expression de mon père,  c'était une chic fille .
    Ce fut donc Habiba qu'elle choisit en définitive. Une toute jeune fille âgée de seize ans à peine, noire de peau, noire comme du cirage, avec un visage d'enfant, des cheveux coiffés " à l' Européenne ", à peine ondulés, des lèvres minces d’une couleur rose gris, un petit nez, une silhouette gracile. Lorsque ma mère l'avait rencontrée, Habiba ne portait pas le voile traditionnel des femmes Musulmanes. Il se dégageait de toute sa personne une impression de légèreté, d'extrême fragilité tant elle était menue et ses yeux ressemblaient à de toutes petites étoiles oubliées dans le ciel et dont l'éclat cependant, différait de celui des autres étoiles. Elle paraissait très douce et ma mère fut impressionnée par son regard qui était celui des personnes humbles, mais dignes. Elle était d'une propreté, d'une netteté tout à fait exceptionnelle et, bien qu'habillée très pauvrement et marchant pieds nus, il n'y avait pas la moindre tache, la moindre salissure sur le vêtement qu'elle portait.
Lorsque je la vis pour la première fois alors qu'elle venait de pénétrer dans notre appartement, invitée par ma mère, et portant cette fois le voile, je n'aperçus que ses yeux et je devinais déjà l'extrême fragilité, le dénuement, la légèreté de  sa petite personne. Elle ôta son voile, que ma mère accrocha dans la penderie. Alors je la découvris dans toute sa magie : son exquise féminité, sa grâce, sa netteté, sa fragilité oh combien émouvante. Elle était d'une beauté à couper le souffle, avec un visage ravissant qui passait dans l'air comme une caresse très douce, inattendue, presque surnaturelle. Je me sentis effleuré comme par des doigts qui auraient traversé un rêve inaccessible avec une extrême délicatesse, atteignant ce «  quelque chose en moi » enfoui au plus profond d’une  source de souvenirs.
Je n'avais alors que l'innocence et la candeur de mes neuf ans et à seize ans Habiba était encore une enfant. Une enfant - femme, mais une enfant tout de même. Je la reçus dans mon coeur, avec un émerveillement absolu, telle une " grande soeur " tombée du ciel, une fée surgie des sables du désert, non pas pour changer les pierres en or ni pour exhausser des voeux impossibles, mais venue tout simplement pour dire bonjour aux étoiles du ciel et les aimer d'un amour infini... Déjà elle souriait à l'enfant que j'étais,  me tendait la main et je perçus le frémissement de ses doigts, son hésitation dans ce geste à exprimer le meilleur d'elle-même… Et tout de suite cet abandon, cette tendresse, cette confiance absolue qu'elle allait avoir envers nous.
Sans aucun doute se rendit-elle compte qu'elle entrait ici dans une maison " pas comme les autres " ; un monde différent, si différent de cet univers de violence, de cupidité et d'hypocrisie qui était celui dans lequel elle devait  vivre habituellement.
Mais ce qui m'a peut-être le plus émerveillé en elle, était cette humilité, cet abandon absolu qui se dégageait de toute sa personne et en même temps cette dignité qu'il y avait en elle et qui forçait au respect. L'invulnérabilité en quelque sorte, que lui conféraient  son innocence et  sa candeur.