LE BOUCLIER ROND DES FILMS RANK

    Dans ce pays plus encore qu' à Cahors, mon père dont le métier consistait à relier les hommes était nécessairement appelé à rencontrer parfois des personnages qui détenaient " quelques clefs " en matière de développement économique, culturel ou social. Lorsque le téléphone était installé, que de nouvelles liaisons augmentaient et surtout renforçaient le pouvoir de la communication dans un monde en pleine mutation, dans un pays tel que la Tunisie des années 50, l’activité de mon père avait effectivement une importance stratégique dans bien des domaines et en particulier pour le gouvernement de ce pays, pour les services du renseignement, de la police, de la santé publique, pour toutes les structures administratives et économiques...
Pour ne citer qu'un seul exemple bien particulier, dans le monde du cinéma précisément, mon père fit un jour la connaissance d'un producteur de films dramatiques, Monsieur Rank, un milliardaire Allemand qui séjournait alors au " Tunisia Palace " : un homme âgé de 70 ans environ. Un personnage assez intéressant d'ailleurs, très cultivé, d'une politesse extrême et d'un commerce fort agréable. En ce temps-là quand on allait au cinéma, l’on pouvait voir la bande annonce des films " Rank " dans les salles en vogue : un bouclier rond sur lequel résonnait, énigmatique, retentissant, un " gong ". Les films Rank étaient en " noir et blanc " et concurrençaient les productions des réalisateurs Américains dans le genre " drames et énigmes ", avec des acteurs Français, Allemands, Italiens.
Ce monsieur Rank fut à plusieurs reprises notre invité et nous le reçûmes dans notre appartement au 195 avenue de Paris, proche du " Belvédère ". En fait, il ne fut pas exactement notre invité. Il s'était plutôt invité lui-même. Il avait " des vues sur ma mère ", qu'il poursuivait de ses assiduités. Je me rappelle encore de ces soirées où il passait à chaque fois au moins deux ou trois heures chez nous. On sortait les apéritifs, on discutait, il racontait plein d'anecdotes, il parlait du monde en lequel il vivait et surtout, il arrivait chargé de tas de cadeaux, de bouquets de fleurs, il se parfumait comme une femme et il avait toujours des coiffures excentriques. Il n'arrêtait pas de mettre sa main sur le genou de ma mère ou de se rapprocher d'elle... Un jour, il vient avec un petit magnétophone : c'était pour moi, disait-il. Et il m'expliquait le fonctionnement du magnétophone, avec beaucoup de gentillesse.
Ce qui me paraissait extraordinaire pour un homme de cette classe et de cette envergure, était de le voir si amoureux et si enthousiaste, empli d'humour, si candide et en même temps si " gauche ", si enfant, si troublé devant une femme telle que ma mère. Parfois,  redevenant sérieux il parlait de son métier, des gens qu'il avait rencontrés dans sa vie.  Il aurait aimé que ma mère joue dans ses films, lui proposait d’ interpréter des rôles, lui parlait d’une « carrière » possible… Il était impressionné par sa voix, par son style, son élégance, sa classe, son naturel, son côté un peu comique par moments.
Mais ma mère le trouvait vraiment trop vieux, trop  collant " et elle disait " avec ses milliards, il ne m'impressionne pas du tout. "
Il s'est lassé, à force d'être éconduit. Et puis en ce temps-là, cela allait très bien avec mon père et notre vie telle que nous la vivions ensemble avec nos amis, nos relations, nous convenait très bien. Ce n'était pas une vie ordinaire et à part l' école que j'avais en horreur, il y avait la magie de ces paysages d' Afrique, le bleu absolu du ciel, cette luminosité qui nettoyait toutes les incertitudes et toutes les interrogations, ce soleil qui montait si haut, la Méditerranée toute proche où l'on se baignait même en février, à La Marsa ou à La Goulette ; les tramways, les marchés, les souks, cette " douceur de vivre ", ces gens humbles, sans malice, d'une gentillesse extraordinaire, que nous rencontrions chaque jour. Et pour conclure, ce " quelque chose dans l'air et dans le regard des gens qui faisait que la solitude n'existait pas. "

    Il m'est arrivé assez souvent dans ma vie, et cela depuis ma plus lointaine enfance, de ressentir, de percevoir le monde comme un désert sans limites ; un désert qui s'étendrait encore au delà de l'horizon. Un désert non pas de sable ou de dunes mais essentiellement constitué de structures rocheuses, de forêts pétrifiées, de ravins, d'entailles profondes dans la terre, de blocs erratiques, de cailloux géants tombés du ciel ; des statues de sel sculptées par le vent évoquant parfois des formes humaines, des mirages, des pierres de toutes tailles, isolées ou rassemblées… Un désert brut, sans féminité, sans humanité non plus, sans regard et sans visage.
Les structures rocheuses, les forêts pétrifiées, les blocs erratiques, le  labyrinthe de crevasses ; tout cela ce sont les Systèmes, imbriqués les uns dans les autres, participant au mouvement général du monde et dans lesquels les gens se débattent dans des situations inextricables, finissant par ne plus exister, ne plus rien représenter. Les statues de sel, les pierres, les cailloux, ce sont les gens parfois, tels qu'ils nous apparaissent dans le " Sens du Monde " au contact de la réalité brute. Toutes les pierres ont besoin d'être chauffées par le soleil et en même temps elles ont soif.
En fait le désert n'est peut-être pas dans le monde tel qu'il est aujourd'hui, tel qu'il fut hier, ni tel qu'il sera demain. Peut-être que le désert, le vrai, l'absolu, c'est... Ce sont les gens que l’on n'a pas rencontrés. Le gouffre insondable, le " Trou Noir " de tous les visages jamais aperçus, de toutes les paroles jamais entendues, de tous ces regards qu'on n'a jamais vus, de tous ces êtres que la vie que nous avons vécue n'a pas mis sur notre chemin un seul instant, un seul jour... Des êtres que nous avons peut-être attendus, espérés, aimés sans les avoir vus. C'est cela, oui, je crois, le vrai désert.
     En Afrique du Nord de 1957 à 1962, en Tunisie tout d'abord puis en Algérie ; je pouvais, même si la vie que nous vivions était différente, percevoir aussi le monde comme un désert parfois. Mais ce désert était toujours situé en arrière-plan : on le sentait bien réel mais diffus, imprécis comme un paysage vu au travers d'une vitre mouillée. Cela tenait de la luminosité de l'air, de l'intonation des voix, des manières de s'exprimer, de communiquer, de se retrouver entre amis ou parents, de la mesure de ce que nous vivions ensemble et de ce que nous partagions. Nous étions au coeur même de l'instant  vécu, de la parole entendue, des rires qui éclataient, de ce que chacun d'entre nous exprimait. La vie en apparence ordinaire, avec toutes ses contingences et la répétition des mêmes activités, se colorait, s'habillait, se renouvelait de tout ce que chacun, selon son humour, sa " truculence ", sa drôlerie, exprimait si haut et si fort. Et c'est vrai que le verbe était haut, que le " franc parler " était dans toutes les maisons, à tous les coins de rue… Mais c'était cela, la vie, au quotidien, en Afrique du Nord.
Quand on sortait ensemble pour aller à une terrasse de café, à la plage ou pour se réunir entre parents, amis, voisins ; jouer aux cartes, aux dominos, aller au cinéma, jouer au foot ou au tennis, ou se rendre à la piscine ; nous étions chacun d'entre nous, tellement pris par l'instant vécu, par tout ce qu'on avait à échanger ; que nous n'étions plus nulle part ailleurs, ni dans des préoccupations ni dans " des pensées ". Le temps semblait se cristalliser dans une atmosphère emplie de fraternité, de partage d'émotions, de la joie d'être ensemble et de rire à propos de rien, à cause d'un mot de l'un ou de l'autre.
Cette solitude viscérale, absolue et toute nue de l' être, qui colle tant à la peau et à l'âme, et bien là-bas en Afrique du Nord, " elle en prenait en plein dans la gamelle ". Je me rappelle encore de ce que les gens disaient, là-bas, de l' Europe, de la France, de cette vie de l'autre côté de la Méditerranée… Ils disaient donc : " de l'autre côté  sur la rive Nord de la Grande Bleue, qu'est-ce qu'ils sont constipés ".
 C'est la raison pour laquelle, après avoir vécu cinq ans de mon enfance en Afrique du Nord et cela en dépit des évènements dramatiques de la fin de la guerre d' Algérie ; le 22 Mai 1962, un mardi matin au port de Marseille, sous un soleil éclatant et un ciel tout bleu, j'ai eu le plus gros chagrin de ma vie, celui qui éclate de toutes les larmes que des yeux  d'enfant peuvent déverser et déverser sans s'arrêter. Parce que je savais que jamais, plus jamais, ça ne serait comme " là-bas ". D'autant plus que par delà cette rupture absolue, il y en avait une autre : celle de la vie commune avec mes parents, qui s'arrêtait là, tout net...
Il y eut alors ce jour-là, deux voitures : celle de mon père, qui partait tout seul rejoindre " Janou ", la femme qui serait vingt années durant sa seconde épouse ; et celle de Roger qui partait avec ma mère. J'étais déchiré. C'était un choix impossible... Je l'ai fait, je suis monté avec ma mère, j'ai choisi la féminité et le soleil d' Algérie qui continuait avec Roger… Vers l' Atlantique, le Sud-Ouest de la France où demeuraient mes grands parents maternels dans les Landes.
La féminité, c'était avant tout pour moi qui n'était encore qu'un enfant, celle qui s'était penchée au dessus de ma tête alors que je ne n'avais pas poussé mon premier cri, quatorze ans plus tôt... Et c'était difficile, ce 22 mai 1962, de ne pas aller vers cette féminité.
La féminité de " Janou ", je ne devais apprendre à la connaître que deux ans plus tard, lorsque mon père vint me rendre visite au Lycée de Mont de Marsan en 1964.