LE KOUDIA, CHEZ GOMATI


    Dans les relations de mon père, deux familles seulement avaient des enfants de mon âge : les Sibuet et les Guicciardi. De temps à autre, avec toutes les autres familles de techniciens des Télécommunications, nous nous réunissions chez l'un ou chez l'autre. L’on organisait une petite fête, le plus souvent une " surprise-party ". Ou bien selon les préférences des uns ou des autres, nous allions à Bizerte ou sur les plages, à La Marsa, à La Goulette ou parfois en excursion dans les hautes collines de la Dorsale.
Mon père jouait aussi au tennis avec monsieur Guicciardi ou monsieur Sibuet. Mon père passait cependant les meilleurs moments de sa vie en Tunisie  avec les gens de son équipe. Il y avait Rachid, qui faisait sa prière cinq fois par jour et qui était maigre comme un clou ; Mohamed, qui était très gros, avec un ventre énorme, avait la peau noire, était toujours chargé de l'intendance parce qu'il savait très bien faire la " popote ". Et enfin, Gomati, un Kabyle aux yeux bleus, appréciant fort le  Koudia, un vin du pays ; qui lui, ne faisait pas la prière et aimait la bonne chère. Nous avons été plusieurs fois invités chez ce Gomati, où l'on était reçus comme des pachas, avec un couscous royal, une bonne bouteille de Koudia  et des pâtisseries Tunisiennes.
Mon père aimait beaucoup les gens de son équipe. Il n' y avait de toute façon, aucun " chef " qui traitait ses gars comme les traitait mon père. L'air du temps n'était pas à la considération et au respect des personnes, dans ce pays où, comme dans tous les pays d' Afrique, les Européens  dominaient depuis des dizaines d'années.
Quand mon père partait le matin de bonne heure dans le camion avec ses gars, ses copains comme il disait, pour se rendre dans le bled à deux ou trois cent kilomètres de Tunis, c'était toujours la fête. Les copains n'arrêtaient pas de rigoler, de raconter des histoires et Mohamed avec sa " popote" ambulante faisait des miracles... Le travail était dur sous la chaleur accablante, les " problèmes" parfois insolubles ; il fallait en planter des poteaux et des poteaux ! Et les câbles, le matériel lourd, les court-circuits, les pannes dans les meubles, les intempéries, les distances à parcourir...
Oui, je crois que de toute sa carrière aux PTT, à l'exception peut-être de monsieur Route, le copain de Cahors avec lequel il s'est tant marré, mon père n'a jamais eu de compagnons de travail aussi gentils, aussi  truculents, aussi dévoués corps et âme que Gomati, Mohamed et Rachid. Leurs expéditions ont toutes été  plus " historiques " les unes que les autres, avec des moments très drôles et des situations cocasses, imprévisibles...
    En hiver, soit entre novembre et janvier, pendant les quelques semaines de pluies d'orage et d'intempéries, nous allions parfois passer des soirées chez les Guicciardi. Des soirées de causeries et de lectures ou de jeux de société.  Ces gens là demeuraient au premier étage d’un vieil immeuble du centre ville. Il y avait un très grand balcon en fer forgé.  Monsieur Guicciardi était un homme grand, sec et maigre, les cheveux en l'air comme la crête d'un coq, le visage buriné d’un rouge délavé. Il avait néanmoins une certaine allure, de la prestance. Madame Guicciardi était petite, boulotte, habillée " à la six-quatre-deux ", bouffie de visage, sans charme, les yeux inexpressifs et elle paraissait dépressive, détachée de tout. Elle avait des " lubies ", était " invivable " mais il lui fallait sans cesse du monde autour d'elle. A sa façon elle était très drôle. Ma mère disait que ce couple n'était pas du tout " assorti ". Madame Guicciardi n'était pas " douée en cuisine ", peut-être pire encore que ma mère. Elle achetait du " tout prêt ", des conserves à gogo et elle servait à table, " de la charcuterie à boutons ".
Pour ma part j'aimais beaucoup aller chez Guicciardi parce qu'il y avait par dizaines sur les étagères des chambres de leur fils et de leur fille, des " Pim-Pam-Poum ", mon illustré favori de l'époque. Et je passais donc des heures assis sur un petit tabouret dans le couloir, à lire et relire, à me gargariser de ces aventures de " Pim-Pam-Poum ".
Les enfants de monsieur Guicciardi étaient plus âgés que moi. Le garçon, presque un jeune homme, 15 ou 16 ans, peut-être. Ce dernier m'impressionnait beaucoup et surtout m' inquiétait : je le trouvais taciturne, solitaire, plein de manies, vicieux, timide, effarouché pour un oui ou pour un non ; il rougissait à vue de nez, baissait toujours la tête et il était souvent seul dans un coin à tripoter je ne sais quoi. Je le soupçonnais même d'être " un peu pédé sur les bords ". Aussi l'évitais-je autant que possible.
Quant à la fille c'était encore pire : elle était d'une timidité maladive, on ne pouvait pas l'approcher, jamais je n'ai pu voir ses yeux, elle mettait toujours ses mains derrière son dos, ne regardait que ses chaussures. Elle n'était pas du tout jolie ni bien habillée, avait des chaussettes trouées, en tire-bouchon et elle était coiffée comme un as de pique. Elle rougissait encore plus que son frère et elle avait un air si constipé qu'il était impossible de déceler dans ce visage pétrifié, la moindre émotion. Pourtant, je ne savais pourquoi, j'éprouvais cependant une certaine affection pour cette fille sans magie et même si elle ne me faisait pas rêver, son inaccessibilité, son mutisme effarouché, sa solitude immense étaient pour moi une énigme, une " erreur de la nature " en quelque sorte… Et très confusément je sentais que si elle était " comme ça ", au fond ce n'était pas de sa faute. Si j'avais été plus hardi, plus polisson, je crois que j'aurais essayé de la toucher, de " l'apprivoiser ", de la " faire flamber" malgré elle. Une « once de magie »  en elle, même très hypothétique, devait peut-être exister quelque part, très loin, dans son " cosmos ".
Alors par moments, plongé dans les histoires de Pim-Pam-Poum, lorsque " Miss Ross " et " Lena " ourdissaient une conspiration afin qu ' " Adolphe " soit le dindon de la farce ou que l' "astronome " et le " capitaine ", tout en jouant aux cartes, se demandaient comment faire " faux-bond " à " Tante-Pim " et que Pam et Poum, après avoir reçu une fessée magistrale, préparaient leur revanche ; il m'arrivait d'éclater d'un de ces rires qui prenait la valeur  d’un message, d’une sorte de signe cabalistique chargé d'émotion et qui voulait en dire long...
Hélas rien ne se passait! La fille demeurait aussi impassible, murée dans sa solitude. La plus discrète ébauche d'un sourire m'eût comblé de joie cependant...                                                                                                                 
    Je crois que monsieur Guicciardi, tout figé qu'il paraissait dans son maintien, sa prestance, sa pudeur, sa discrétion ; devait être littéralement fasciné par la femme qu'était ma mère. Visiblement, l’on sentait qu'il était très heureux en notre compagnie.
Les gens ont " un monde à eux " tout à fait particulier. Il est très émouvant de sentir à quel point ce monde si secret, si intime, si " inavoué "; peut être confronté à cet " autre monde " qui est celui de l'autre et dont il a peut-être rêvé...
Dans le monde où nous vivons au quotidien, tel qu'il est, avec ses règles, ses principes, ses codes, ses repères, ses modes ; il y a des " barrières ", de la gêne, du trouble et ce monde là n'est pas un monde d'amour, de franchise, de spontanéité. Les êtres dans ce monde là  sont terriblement seuls, n’arrivent plus à s'accepter tels qu'ils sont ; ils ont honte d'être découverts, débusqués et peut-être traînés dans la boue des " racontars ", dans la souillure d'images sales et déformées.