LE CAIRE 3200 KILOMETRES

    Le tramway numéro 4 me faisait rêver mais  je ne l’ai pris qu'une seule fois avec ma mère. C’était le 4, qui allait à " Manouba ", le faubourg le plus pauvre de la ville et qui passait depuis la rue de Rome par " Bab-Sadoun " et " Le Bardo ", le quartier des souks, des marchés, des artisans, des commerçants, de toutes ces activités humaines plus ou moins  autorisées. Ce tramway là était le plus brinqueballant, le plus ferrailleux de tous, le plus vieux également. Dans les wagons de bois, les bancs étaient du même bleu que le ciel, un bleu vif et  criard, un bleu pour transporter toute la lumière et les turpitudes du monde avec un peu de magie.
Il y avait aussi un autre tramway, le 6, qui était le prolongement du 5 au delà du Belvédère. Il allait celui-là jusqu'à Ariana, un faubourg de Tunis situé à sept kilomètres vers le Sud. Il longeait la route du grand Sud, la route de Sousse, Sfax, Gabès. Après le Belvédère ce tramway avançait sur des " vrais rails " de train, avec des traverses et même des touffes d'herbe rabougrie entre les traverses. Il invitait donc à l'aventure, symbolisait pour moi cet " Ailleurs ", ces terres lointaines du Sud... Et je me demandais bien vraiment, ce que c'était que cet " Ariana " qui n'était pourtant pas très loin.
A la sortie de Tunis  l’on pouvait en ce temps-là, lire sur un panneau indicateur en bois, ces grosses lettres noires, en capitales : Sousse, Sfax, Gabès, Kairouan, avec les distances respectives pour chacune de ces villes et puis au dessous, comme pour s’envoler jusqu'au bout du rêve, il était écrit : " Le Caire, 3200 kms. " Aucun autre panneau indicateur ne m' a jamais autant impressionné que celui là.
Après Gabès quand on continue vers Tripoli en Lybie, la Tunisie forme un triangle qui s'enfonce dans le désert. Là est située une région de montagnes, de toute beauté ; l’un de ces espaces  vierges, comme aux temps préhistoriques, un paysage de commencement du monde tel qu'on en rencontre encore de nos jours en Afrique.
    Le travail de mon père, de même que celui des quinze autres techniciens venus de France, consistait à installer des lignes de téléphone le long des grandes routes ou des principales pistes du pays, pour relier les villes et les bourgs importants ; équiper des centraux téléphoniques,  poser de lourds meubles métalliques en des points de relais et d’installer le téléphone chez les gens, d'assurer l'entretien, les réparations et la maintenance, d’effectuer les dépannages urgents.
Une fois mon père nous a amenés ma mère et moi dans le camion, un gros cube Citroën, jusqu'à Kairouan puis dans la région du " Schott-El-Djerid ". Là-bas c'était comme au moyen - âge. Les maisons étaient basses, en torchis, couleur de terre, il y avait des souks, des marchés pittoresques et les gens qui nous accueillaient étaient d'une gentillesse extraordinaire.
Souvent nous allions aussi à Bizerte qui à l'époque était une ville de garnison à 60 kilomètres de Tunis. A Bizerte " ça sentait " un peu l' Europe. On n'y rencontrait presque que des militaires et il y avait beaucoup de terrasses de café.

    L'univers de l' école à Tunis au Lycée Carnot était un univers de violence et de dureté. La plupart des garçons étaient brutaux, rusés, prêts à tous les mauvais coups, à toutes les méchancetés possibles. Ils étaient, pour la plupart des fils d' Européens venus en Tunisie pour s'enrichir. Avides, rapaces, méprisants et orgueilleux, sans scrupules, ces fils de gros commerçants ou d' aventuriers de toute sorte mettaient les cours de récréation en « coupe réglée ». Il n'y avait pas beaucoup de " vrais Tunisiens ", trop pauvres pour aller à l'école ; aucune fille, ni de femmes dans l'enseignement ou dans l'intendance. Un univers masculin impitoyable, sans poésie et sans romantisme. Les maîtres étaient durs, indifférents, injustes, ne s' occupaient jamais de ceux qui " étaient à la traîne ". Il fallait suivre coûte que coûte et tendre les doigts pour le coup de règle traditionnel et inévitable. J'étais mauvais en Histoire parce qu'il fallait toujours et uniquement réciter par coeur, bêtement, et que ma mémoire n'était pas du tout conçue pour le  « par coeur ». J'étais aussi très mauvais en grammaire, syntaxe, explication de texte et calcul : putains de problèmes avec des pourcentages à la con, baignoires percées, trains qui se rencontrent ou se rattrapent à des heures impossibles ! Et la règle de trois, les fractions, la géométrie, quelle horreur ! Je n'étais bon qu'en " rédac ", en " géo " et en " Sciences Nat ". Mais les " rédacs " étaient souvent bêtes comme chou, de style " maman va au marché, vous l'accompagnez, racontez..." Lorsqu'il était question par contre, de développer des idées, des sujets de réflexion en général, j' excellais et  en dépit d'une orthographe fantaisiste ou négligée, du non respect de certaines règles de grammaire, mes notes cependant étaient de loin les meilleures de la classe.
Les filles me manquaient, les visages féminins étaient totalement absents au Lycée Carnot. J'aurais voulu une jeune et gentille maîtresse d'école avec un joli visage, très bien habillée.