LE TRAMWAY "BELVEDERE - RUE DE ROME"

    Jamais je ne me suis autant battu à l'école qu'au Lycée Carnot à Tunis en classe de huitième et de septième. C'était un univers impitoyable, d'une violence inouïe. Il n'existait pas à proprement parler de clans ni de coalitions. Quelques " caïds " et leurs " sbires " en réalité faisaient la loi mais tout cela ne durait que le temps d'une récréation. Le petit monde de l'école maternelle à Cahors en 1952 et 1953 par comparaison, était moins violent. Les plus mauvais sujets, les plus teigneux, les plus dangereux, n'hésitaient pas à me poursuivre jusque sur le palier de notre appartement. Et pour neutraliser certains d’entre eux je tirai un couteau de ma poche, j'explosai dans une violence en laquelle ma détermination, ma rage, les faisait enfin fuir. C'est dire de la dureté, de l'extrême tension qu'il y avait dans les relations entre jeunes, dans ce monde d'alors. Dans ces petites classes primaires du Lycée Carnot à Tunis, je n'ai jamais eu de copains. Pour me défendre il me fallait taper le premier et le plus rapidement possible, créer immédiatement l'effet de surprise, ne pas hésiter à passer pour une brute afin d'avoir la paix.
Les " gosses de riches " qui habitaient dans les beaux quartiers résidentiels autour du " Belvédère " pour la plupart, se rendaient à l’école en taxi, dans des " 4 chevaux " noires et blanches. La course d'un bout de Tunis à l'autre quelle que soit la distance, coûtait 50 Francs de 1957. Ma mère aurait voulu que je prenne un taxi, comme beaucoup d'enfants d'Européens ou de riches commerçants ; non pas parce que " ça faisait bien " mais surtout à cause de l'insécurité des rues et des moyens populaires de transport. Je ne voulais pas être comme ces " gosses de riches " qui se pavanaient au Lycée, portant des cartables en cuir de vache et qui sortaient des stylo-plume rutilants comme des bagnoles de luxe.
Les bagarres ne naissaient pas seulement à cause de la pauvreté des uns ou de l'opulence des autres. Elles surgissaient spontanément pour un rien. Un mot de trop, un regard, un simple geste et cela éclatait... Il n'y avait pas de filles dans les classes primaires du Lycée Carnot, ni dans les " grandes classes ", d'ailleurs. Les jeux étaient brutaux ; les maîtres durs, fanatiques du coup de règle en fer sur les doigts, injustes, méprisants à l'égard des plus démunis et des plus faibles. Les garçons sensibles, un peu " originaux ", étaient tout de suite repérés par les maîtres, les pions et les autres élèves. Il ne fallait surtout pas baisser la tête. Mieux valait se révolter ouvertement, taper, répondre, insulter, renverser le pupitre, quitte à se faire coller des jeudis entiers et se faire massacrer les doigts... C'était le seul moyen pour ne pas se laisser écraser et pour avoir la paix.
A Cahors lorsque maman voulait que je sois bien habillé pour aller à l'école, portant en hiver un " beau manteau ", des  culottes courtes repassées avec soin, de jolis pulls, cela me gênait, m'indisposait, me mettait en rage. Je  martelais toujours à chaque fois d'une petite voix déterminée et coléreuse : " je veux être pauvre et mal habillé ".
A Tunis, comme il faisait tout le temps beau et chaud, même en hiver, pas besoin de manteaux, de pulls, de culottes de confection lourdes à porter, avec des plis et des ourlets " à la con " qui donnaient des airs de " grand dadais " ou qui faisaient " vieux monsieur en cure thermale ". Je n'aimais que ce qui était fripé, ce qui faisait " voyou ", ou bien, qui était " dans le vent ", c'est à dire le vent de la liberté et de la contestation.
En définitive plutôt que de prendre le taxi où je me serais senti très mal à l'aise aux côtés du chauffeur en casquette et tenue, j'avais réussi à négocier avec maman le choix d'un moyen de transport plus populaire et plus intéressant à mon goût : le Tramway. Le " voyage ", quel que soit le nombre de stations sur la même ligne, coûtait 18 Francs soit  le même prix qu'une bouteille de limonade. Pour me rendre au Lycée Carnot, je prenais le 5 : Belvédère - Rue de Rome, 25 minutes de trajet environ, wagons en bois, clochettes, pas de compartiments, des bancs en lamelles vernies, un terrible et assourdissant bruit de ferraille, des secousses, des éclairs bleus le long des câbles électriques... Et des visages, des visages par dizaines, des visages en lesquels je me perdais, m'inventant des histoires à propos de ceux que je trouvais magiques, émouvants. Parfois dans ces regards qui se croisaient avec les regards du fond de mon coeur, cela ressemblait à des conversations interstellaires : chaque visage devenait une étoile, une planète, un souvenir plus ancien que ma vie. J’apercevais des femmes très belles, d'autres petits garçons et des petites filles ; des vieilles " mamies " opulentes  qui savaient peut-être raconter des histoires... Des visages souffreteux ou " lessivés " par la vie, d'autres encore dont la solitude, la fragilité, le dénuement, étaient figés dans l'anonymat, dans une indifférence ambiante mais dont la " vie intérieure " comme le flux et le reflux sur un rivage saccagé de débris de naufrages, se laissait entrevoir, intense et bruissante de voix, de silences et de mots ; d'images, de désirs, de regrets, d'abandons, de colères mortes et de passions en cendres...
Chaque jour d'école, dans ce Tramway n° 5, était un voyage fascinant, un vrai livre d'images, une musique de silences ou d'éclats de voix, avec la " grosse batterie ": le tonnerre, le roulement et les secousses. Les silences étaient des abîmes d'interrogations, et les voix, de leurs intonations, de leurs vibrations aux nuances si diverses,  apportaient parfois des réponses à certaines questions.
Dans le Tramway de la ligne 5, Belvédère - Rue de Rome, en 1957 à Tunis, au milieu de tous ces visages, la main serrée autour de la barre d'appui, si près de tant d'autres mains que je me hasardais à effleurer parfois, je n'avais plus peur de rien : c'était comme le " ciel des Gaulois " qui ne tombait jamais sur la tête. Dans ces croisements de regards, dans ces conversations " interstellaires ", dans la buée matinale emplie de la lumière de toutes ces histoires d'amour, il n'y avait plus de violence, plus d'horreur, plus de solitude viscérale, rien qu'une paix immense qui dissolvait toutes les douleurs, tous les chagrins, tous les drames de la vie et brassait toutes les joies comme dans un grand baquet de vendanges.
Avec curiosité et émerveillement, je regardais souvent le conducteur, le wattman, qui manipulait une grosse poignée de fer autour d'un tableau en demi-cercle et je m'installais parfois derrière lui. Le tramway avançait sur les rails dans la circulation de la ville, les noms des stations jusqu' à la rue de Rome, se succédaient : des noms Français, alors.