"ADVIENNE QUE POURRA!" AVAIT DIT MON PERE

    Par moments dans notre vie, dans la réalité de tous ces jours que nous traversons et nous apparaissent sans magie, tous gris d'habitudes prises, d'automatismes, de petits plaisirs renouvelés qui n'ont rien à voir avec ce qu'on pourrait appeler le bonheur ; dilués que nous sommes par les drogues douces… Ou violentes parfois, émises en si grand nombre et si accessibles  même quand on n'a pas d'argent ; isolés que nous sommes dans des aspirations qui nous dépassent, dévorés par des besoins accrus et toujours plus diversifiés, insatisfaits de notre condition présente ; il arrive que nous nous sentons alors dépossédés, coupés de nos racines, séparés du meilleur de nous-mêmes, vidés de notre substance, sans enthousiasme et comme " éteints " intérieurement. Nous ne sommes plus alors, reliés aux êtres et aux choses qui nous entourent. Nous ne prononçons pas les mots qu'il faut dire et que pourtant nous sentons en nous. Nous n'avons plus ni les regards ni les gestes ni les signes qui devraient interpeller ou émouvoir.  Dans ces moments-là, les souvenirs se diluent, la mémoire de ce qui fut jadis, se perd.
L'un des aspects les plus terrifiants et les plus déstabilisants de cette " solitude viscérale " de l' être, est à mon avis le fait de se sentir coupé de ce qui  peut encore nous relier aux êtres qui nous entourent. Et cela dans un environnement familier ou habituel alors même que nous en avons conscience. Dépossédés que nous sommes alors du meilleur de nous-mêmes, éteints intérieurement, étouffés par des aspirations et des doutes qui nous dépassent, enfermés dans notre propre monde intérieur ", nous ne pouvons plus rien " traduire ", plus rien donner, plus rien partager. Non seulement nous ne sommes plus reliés aux autres mais ces autres sont devenus des étrangers, des inconnus, voire des intrus qui ne font plus partie de notre monde.

    Pour continuer dans la rubrique " faits divers ", genre notice nécrologique, je dirais que mon père est décédé le 3 Janvier 1984, foudroyé par une crise cardiaque. Déjà en octobre 1983, il était tombé à la renverse dans une rue de Paris, à la suite d'un étourdissement. On l'avait conduit à l' hôtel Dieu. Ce n'était pas bon signe : il fallait au dire du médecin, qu'il se fasse opérer, qu'on lui réalise un " pontage ". Il a refusé. " Advienne que pourra " a-t-il dit. Trois mois plus tard, c'était la rupture définitive. Il partait au beau milieu de tous ses projets. Sa vie alors, était comme celle d'un jeune homme, fourmillante d'idées et d'imagination, il était toujours aussi drôle, inventif, amoureux de tout ce qui pouvait l'intéresser, curieux, passionné, se documentant sur tous les sujets de l'actualité, se jetant dans la " modernité " avec un enthousiasme parfois délirant, notamment dans les nouvelles techniques de communication, les avancées de la science... Il passait des heures à la Cité des Sciences, au centre Georges Pompidou ; on l'apercevait sur le " forum " au beau milieu de la jeunesse des années 80, ces années durant lesquelles à Paris tout changeait. Il se moquait de toutes ces valeurs matérialistes et bourgeoises, de l'argent, des idées toutes faites ; son esprit critique était décapant, ironique et empli de philosophie.
Rien ne lui faisait peur : il disait qu'il pourrait survivre dans les pires conditions d'inconfort s'il le fallait. Pour la troisième fois de sa vie, il liait son existence après la disparition de " Janou ", sa seconde épouse, à celle d'une autre femme. Mais cette dernière ne devait le connaître qu'un an seulement...
Il ne m' a jamais fait de confidence et de sa relation intime avec ma mère puis avec Janou et enfin avec Elisabeth, j'ai peu à peu au fil des  années, découvert ce qu’il ressentait au fond de lui.  Celle qu'il a le plus aimé, au fond, fut ma mère…

    Lorsque mon père est mort, je ne l'ai pas dit tout de suite à ma mère. C'est seulement le 29 Février 1984, soit près de deux mois plus tard, que je le lui ai dit... Et encore, cela est venu inopinément dans la conversation.  Ma mère alors, faisait des séances de " chimiothérapie " et  commençait à perdre ses cheveux. Elle m' avait dit : " surtout, mon fils, ne dis jamais à ton père ce qui m'est arrivé, ne lui dis pas, je ne veux pas qu'il puisse imaginer ce que je suis devenue, je crois qu’ au fond ça lui ferait trop mal de le savoir, vraiment trop mal... Et puis en souvenir de ce que nous avons vécu de meilleur ensemble, je préfère qu'il garde de moi l'image de la femme qu'il a connue. "
Elle l' a toujours aimé, il avait été son premier, son " I ". Elle ne l'a jamais oublié. Eût-elle pu en aimer d'autres à la folie, eût-elle pu vivre pendant 23 ans avec un autre homme, elle n'aurait  pu « tirer un trait » sur sa vie de jeune femme mariée évoluant dans un monde à reconstruire, le monde d'après la guerre, ce monde de la fin des années 40...
Alors peut-être un peu brutalement, sans la préparer à recevoir cette nouvelle mais avec une certaine gravité, je le lui dis que mon père était mort depuis le 3 Janvier... Elle souhaita connaître ce que fut sa vie en dernier ; alors je le lui racontai, tel que je l'avais vécu dans les moments que j'avais partagé avec mon père...