LA FIN D'UN MONDE

    Les temps changeaient déjà, à cette époque. Et, après Mai 68 le monde allait devenir différent de ce qu'il avait été. Il semblait à la fin de cette année 1967 plus ouvert, plus grand, plus universel, avec de nouveaux repères, de nouvelles modes, mais peut-être pas aussi généreux qu'il le laissait espérer. Les tabous s'écroulaient mais les esprits n'étaient pas préparés à cette idée nouvelle de la liberté ; d’une liberté qui explosait dans les rues, sur les murs, en des lieux où les gens, surtout les jeunes, se rencontraient pour " refaire le monde "... On disait partout que " l'on pouvait baiser à couilles rabattues ", que la " drague " était facile… Mais ce n'était pas tout à fait cela. La solitude de l'être en ce qu'il a de plus fragile au fond de lui, de plus vulnérable, de plus profond, de plus secret, a toujours existé et je crois qu'aucune révolution ne la supprimera jamais. L’on a cru  en ce temps-là, que l’on pouvait tout se permettre, tout dire, tout espérer. Mais très vite tout est rentré dans un nouvel ordre social et économique, tout s'est fondu dans une autre conformité.
Quelques années plus tard, alors que je venais à mon tour, de me marier, j'ai appris que Madame Figeac avait eu de nouveau une grande déception : sa fille Pierrette se retrouvait toute seule avec trois enfants à élever, son mari étant parti. Il est vrai que dès le début c'était un ménage qui ne " marchait pas très bien ".
Ce soir de la Saint-Sylvestre en 1967, au plus fort des réjouissances, alors que la voix de Mireille Mathieu faisait tourner la tête à tout le monde dans une salle d'auberge où pleuvaient les confettis ; je vis tout à coup  monsieur Figeac un peu triste. Il ne disait plus rien, il semblait réfléchir. Cela ne lui ressemblait pas du tout. Mais je savais que c'était un homme profond et que les verres qu'il avait bus ne pouvaient à eux seuls justifier cette tristesse, ce manque d'entrain... De mon côté également je sentais tout au fond de moi, un drôle de " pincement au coeur "... Peut-être parce que je me rendais compte que le monde changeait, qu'il y avait d'une part, beaucoup à espérer mais aussi d'autre part, beaucoup de sujets ou de raisons de s'interroger. Nous nous sommes retrouvés avec Monsieur Figeac, assis à un coin de table, nous avons bu un verre ensemble, grillé une " sèche "et on a un peu " discuté ". A un certain moment il m' a dit, comme ça, spontanément, avec son humour à lui : " Ah, mon petit, tu sais, si j'avais encore l'une de mes filles à marier, je te la donnerais... Un garçon comme toi ! " Confidence pour confidence je lui répondis que, à  « un petit chouya près » , oh trois fois rien, la balance aurait peut-être un peu plus penché du côté de Jacqueline. Pour finir nous noyâmes ces propos dans les eaux de vie, les liqueurs et les fonds de bouteille de champagne, jusqu'au bout de cette nuit " historique ".

     Le 26 Août 1984 ma mère quittait ce monde dans une chambre de clinique, à Perpignan, à 8 heures 13 très exactement. J'étais là. A 8heures 13 sa respiration s'est définitivement arrêtée ainsi que les battements de son coeur. Pendant toute la nuit, jusqu'au matin j'ai écouté s'éteindre peu à peu cette respiration qui devenait de plus en plus difficile et s'espaçait... Insuffisance hépatique  et respiratoire... Suite rapide de l'évolution foudroyante d'une tumeur au sein. Le 10 août 1984 soit seize jours avant, ma mère venait de franchir son soixantième anniversaire. Lorsqu'elle était âgée de 30 ans à Cahors, elle disait qu'elle ne pouvait se faire à l’idée d’être un jour âgée de 60 ans. Elle n'aura donc pas connu cette vieillesse dont elle avait si peur.
Je n'ai pas écrit à Madame Figeac par la suite, pour lui dire que ma mère était morte. J'ai pensé que si elle l'apprenait, ce serait toujours bien assez tôt.
    Un 25 Août deux ans plus tôt, Monsieur Figeac partait lui aussi, des suites d'un cancer de l'intestin .
Il y a dans l'expérience de la vie,  telle que chaque être humain la traverse, une certaine brutalité dans la succession d'évènements, de faits divers, d'accidents, ainsi que dans l'évolution d'une vie unique, isolée dans l'espace et dans le temps... Une vie qui au départ, est comme un " embryon d'éternité " dans une " solution originelle d'innocence " et cette innocence va petit à petit se perdre, se diluer, s'altérer dans une connaissance imparfaite, incomplète. Puis au delà de la disparition, cette vie devient pour les survivants ou les spectateurs impuissants que nous sommes, une histoire, un ensemble de souvenirs, une succession d'images comme dans un album de photos. Il arrive que le nombre toujours effrayant des disparus,  êtres chers,  amis,  connaissances; finit par n’être plus qu’ une suite chronologique brutale. Comme si les gens n'étaient même plus des souvenirs, mais seulement des noms et des prénoms avec des dates et des mentions de lieux.
    J'ai souvent dit que pour un homme en général, les deux visages qui ont le plus compté dans sa vie sont celui de sa mère et celui de sa femme. A condition bien sûr d'être toute sa vie durant, aussi amoureux de l'une comme de l'autre, quoique très différemment cependant. Ces deux visages-là sont en effet les visages les plus proches et les plus chers, les plus nécessaires, les plus attendus et les plus vénérés. Avec la mère nous demeurons attaché à nos racines, à notre enfance, à notre innocence originelle, à cette intuition, à cet attrait irrésistible et sans doute très profond de la Féminité. Avec la femme, l'épouse ou la compagne de toute une vie, il y a tout ce que nous espérons, tout ce dont nous avons besoin de la Féminité, mais aussi de tout ce qu'il y en a à découvrir, à aimer, à désirer, parfois avec passion ; tout ce qu'il faut sans cesse renouveler pour que vive et s’exprime la Féminité.
Chaque instant de ce visage, celui de chaque jour qui passe, celui de toutes les couleurs de la vie, celui de toutes les ombres et de toutes les lumières dans toutes leurs nuances, dans la diversité de ce qu'il exprime, dans ce qu'il est lui et pas un autre ; est une histoire d'amour à lui seul. En fait, avec un seul être l’on vit aussi des milliers d'histoires d'amour.
Cent maîtresses que l'on embrasse du même baiser ne valent pas à mon avis cent regards différents pour la femme avec laquelle on vit… Et par chacun desquels on la découvre.
Un homme qui a perdu sa mère et sa femme est un homme seul dans le monde. Tout ce qu'il va confier désormais, tout ce qu'il va exprimer n'aura plus jamais ce " vécu " qu'il a partagé avec ces deux visages si proches.
    Le mercredi 12 octobre 1983 à la clinique de Perpignan ma mère passa sur la table d'opération. En fait, c'était là un bien mauvais virage qu'elle négociait, le genre de virage à la suite duquel une femme restera toujours gravement accidentée, non seulement dans sa chair mutilée mais aussi dans sa Féminité... Cette cicatrice absurde, brutale, injuste, incongrue... Il n'est plus question alors, d'orgueil, d'humilité, de résignation ou de toute autre " espèce de philosophie ". Il n'y a plus là qu'une femme qui souffre, une femme dans toute sa fragilité, sa solitude, son dénuement. Ce jour-là, ce 12 octobre j'ai trouvé que la vie était vraiment " une drôle d'expérience et je n'avais plus d'idées, plus de repères; c'était comme si je redevenais un petit enfant… Comme en 1956 le jeudi 9 février où j'avais eu si peur que maman nous amène nous suicider... A cette différence près que cette fois, " on ne partait pas pour nous suicider " mais que la vie qui allait bientôt être la nôtre, c'est à dire la sienne et la mienne liées par l'affection et le sang, deviendrait bientôt comme celle d'un réveille-matin ne présentant plus sur son cadran qu'une seule aiguille. J'étais la petite, elle était encore aujourd'hui la grande, mais pour combien de temps ?
A midi et demie quand j'ai su que l'opération venait à peine de se terminer, ayant donc duré plus de trois heures, je n'ai pas aimé ce ciel d'automne, ces rouleaux de nuages qui défilaient et qui pourtant me rappelaient l' Océan... Tout ce qui définissait cette femme dont j'étais sorti me renvoyait à l'éternelle question " Pourquoi ? " Et l'implacable réponse, la réponse qui est celle du sens du monde, je ne pouvais me résoudre à l'accepter comme une réponse.