LES RETROUVAILLES

    Je ne devais revoir monsieur et madame Figeac, que dix ans plus tard, fin novembre 1967. Ma mère, à cette époque-là, vivait à Barcelone avec Roger, son compagnon depuis 1962.
Remontant par le train sur Paris depuis Barcelone, je regagnais le Centre de Tri Postal où je travaillais, après trois semaines de congés. J'étais parti le matin et dans le train il me vint une " idée géniale ". Puisque le train s'arrêtait à Cahors vers trois heures de l'après-midi et que je savais qu'il y avait un autre train de nuit, Barcelone-Paris qui passait à Cahors à deux heures du matin, pourquoi ne descendrais-je pas à Cahors ?
Aussitôt que cette idée me vint, je ressentis une joie inexprimable et à mesure que le train s'approchait, surtout après Toulouse et Montauban puis dans le défilé creusé dans la roche calcaire du Causse du Quercy, je ne savais plus où me mettre, tellement j'étais heureux. Je crois que ce fut là l'un des plus beaux jours de ma vie.
Lorsque je débarquai rue Paramelle, avec mon sac sur le dos, âgé de 19 ans alors, je vis que la maison n'avait pas changé : c'était toujours la même odeur... Ce fut Monsieur Figeac qui m'accueillit.
Félicie était encore en courses. Quel accueil ! Et que de « putain de putain » ! Il en pleurait le papa Figeac, lui qui ne versait jamais de larmes!
 Les Figeac connaissaient notre vie, puisque nous nous écrivions et que nous envoyions des photos. En fait, ils ne connaissaient notre vie que jusqu'en 1962, jusqu'au divorce... Après, ils ne savaient plus trop parce que les relations s'étaient un peu diluées.
 Madame Figeac, revenue  à la maison laissa tomber son filet à provisions et se perdit elle aussi en exclamations attendries, tellement surprise de retrouver ce " petit ", qui avait profité du train pour s'arrêter à Cahors, après tant d'années.
Alors commença la soirée la plus mémorable, la plus " arrosée ", la plus folle de joie, la plus féconde en interminables histoires de cette partie de ma vie, celle des 10 dernières années.
 A un certain moment au bistrot de la rue de la Barre, en face de Monsieur Figeac accompagné de quelques uns de ses copains, alors que nous en étions peut-être au 10ème pastis, mon regard s'accrocha sur la grosse pendule ronde fixée au mur au dessus des banquettes et des glaces : elle indiquait 18 heures... Il me semblait que j'étais là depuis un très grand nombre d'heures. Pas de doute, pour une fois, moi qui rêvais du " temps qui s' arrête " ou qui s'allonge démesurément, lorsque je vécus ce moment si intense, mon rêve se réalisait...
J'appris au cours de cette soirée, alors que nous étions tous réunis autour de la grande table recouverte de la même toile cirée, devant les mêmes assiettes creuses et le traditionnel « chabrot », toutes les nouvelles de la famille. La petite fille handicapée était devenue une enfant adorable et profondément attachante, maintenant devenue une jeune fille, et il fallait beaucoup s'occuper d'elle. Georgette et son mari avaient fait construire une maison dans le nouveau quartier situé au delà du cimetière, en allant sur la route de Puy-l' Evêque. ( On ne disait pas encore à l'époque, " lotissement "). Jean-Claude " n'avait pas réussi à l'école " et, après avoir échoué au Certificat d' Etudes à 14 ans, il s'était placé comme garçon de café, mais pas dans l'un de ces établissements renommés du centre de Cahors : dans un tout petit café près de la gare et du Pont Valentré. Peu à peu avec les pourboires et beaucoup d'heures de service, il s’était constitué un petit pécule puis il avait quitté Cahors à 18 ans, s’était établi dans un café plus important où l'on gagnait davantage et s'était marié. Mais le mariage  n'avait pas tenu. J'entends encore résonner la voix de Madame Figeac ce soir là lorsqu'elle me montra les photos du mariage. C'est vrai que parfois, avec son réalisme cocasse et son sens de l'humour décapant, elle semblait résumer en deux ou trois mots certaines réalités de la vie. En refermant l'album, un grand album de plus de vingt pages cartonnées et contenant au moins une centaine de photos, à propos de ce mariage, elle me dit : " Voilà 50000 Francs ( anciens ) de foutus ! ... Pour ce que ça a duré, à peine six mois ! " Je ne me souviens plus du tout si c'est Jean-Claude qui est parti ou bien si c'est sa femme. Pour Madame Figeac, le dernier de ses enfants qui se marie et divorce au bout de six mois, quand on la connaissait telle qu'elle était et surtout telle qu'avait été sa vie dans le contexte familial de l'époque, c'était forcément une expérience amère, douloureuse, très difficile à " avaler ".
Pierrette et Jacqueline aussi, venaient de se marier. Toutes les deux habitaient alors à Fresnes dans le Val de Marne, dans le même HLM de banlieue, l'une au rez  de chaussée, l'autre au 1er étage. Madame Figeac m'avait donné leur adresse car, demeurant moi-même à Paris, il me serait donc facile d'aller les voir. Et c'est ce que je n'ai pas manqué de faire, quelques jours après mon passage à Cahors. D'ailleurs pour les réveillons de Noël et du jour de l'an en 1967, nous nous sommes tous réunis, avec Monsieur et Madame Figeac venus par le train jusqu'à Paris, chez leurs filles.