LE DEPART POUR LA TUNISIE

    Parfois il m'arrivait de " coucher " à la maison Figeac. Notamment lorsque mes parents allaient à une soirée entre amis ou bien lorsqu'ils donnaient chez eux une " Surprise-Party " qui mettait la maison sens dessus-dessous au grand désespoir de maman.
Alors ces soirs-là, je faisais connaissance avec le " Haut ", dans la maison Figeac. Le " Haut " était aussi magique, aussi mystérieux, aussi étonnant, aussi empli d'odeurs et d'atmosphère que le " Bas ". Oh grand luxe! Dans les maisons de l'époque, généralement sans " commodités ", il y avait une salle de bains ! Alors que chez nous rue Emile Zola, l'on faisait la " grande toilette " dans l'évier de la cuisine. Toutefois, cette salle de bains était exiguë et fort encombrée. C'était Monsieur Figeac qui l'avait aménagée et équipée entièrement. En haut de l'escalier, un vestibule servait souvent d'aire de jeux où nous faisions rouler des petites voitures, avec Jean-Claude. De ce vestibule, on accédait aux chambres. Je dormais dans la même chambre que Jean-Claude, Pierrette et Jacqueline.
 Madame Figeac qui confectionnait elle-même les habits, les sous-vêtements, les pyjamas et les chaussettes de ses enfants,  me faisait enfiler un pyjama de coton tout blanc et sans fantaisie, puis elle me couchait d'une façon tout à fait originale : elle me plaçait entre ses deux filles dans le même lit, mais la tête à côté de leurs pieds et mes pieds entre leurs têtes. Le lit de Jean-Claude était trop petit pour deux.
C'était donc ainsi que je " traversais " la nuit, entre les deux filles  engoncées dans leurs gros pyjamas, et moi dans le mien, tels trois momies égyptiennes dans un sarcophage familial. Je ne m'endormais jamais tout de suite. Dans le noir absolu j'écoutais la respiration de mes camarades de sommeil, des étoiles s'allumaient dans un ciel que je m'inventais, des visages passaient tout près de moi comme une caresse très douce, des doigts m'effleuraient dans ce ciel qui descendait sur la Terre et par moments - et cela était bien réel-  du bout de l'un de mes doigts de pied je touchais une petite oreille...
Je n'ai jamais connu de nuits plus magiques que ces nuits-là. Ou du moins jamais plus de la même façon. Je crois que l'on grandit trop vite ...
Au matin c'était l'odeur du café qui me réveillait et qui montait jusqu'au plafond.... L'odeur, aussi, de tout ce qu'il y avait dans la maison.

    Même si je n'ai pas tout dit, loin s'en faut, je crois avoir retracé l'essentiel de cette histoire dont je ne saurais vraiment trouver la fin, car tout cela s'est perdu et retrouvé tout au long de ma vie en d'autres rencontres, d'autres visages...
Le temps qui passe est immense comme le cosmos : il est  un jardin du souvenir et un essaim de visages. Mais je crois que dans le jardin il y a des fleurs sans noms retrouvés ; des fleurs aussi, que nous n'avons pas fait naître, des dessins de visages qui ont pourtant été de vrais visages et que nous n'avons pas reconnus. Et dans l'essaim, vivant, présent et lumineux l’on y peut lire l' avant, le pendant et l' après.
A l'intérieur de la petite capsule de survie, provisoire et fragile mais orientée vers l'éternité, il y a ce cosmonaute tout seul et peut-être désespéré au point d'avoir si peur du néant mais secrètement empli d'un si fol espoir, si amoureux de tous ces visages qu'il retrouvera peut-être un jour...  

    Après le jugement de divorce prononcé par le tribunal de Pontoise le 8 Août 1962, alors que nous étions assis sur un banc dans un jardin public, à Mont de Marsan, ma mère et moi, coupés de nos racines, de nos souvenirs et de tout ce que nous avions vécu ensemble ; séparés désormais d'un monde qui avait ressemblé à un grand voyage, à une fête foraine ambulante véhiculant  ces tragédies qui sont parfois celles des gens du voyage, après cinq années passées à Cahors dont les deux premières au 5 rue Wilson dans un petit appartement vieillot et les trois autres au 2 rue Emile Zola ; après avoir passé deux ans en Tunisie puis trois ans en Algérie ; alors qu'ici sous le ciel d' Aquitaine en été, dans ce pays, la France où la vie que nous allions vivre n'aurait plus rien de commun avec celle que nous venions de vivre en Afrique du Nord ; j'avais une question sur le bout des lèvres, une question que je me posais depuis longtemps, et j'interrogeai donc Maman :
" Aurais-je pu avoir un petit frère ou une petite soeur? " Alors ma mère me donna la réponse, à sa façon : " Oui, tu te souviens, à la fin de l'été, l'année avant notre départ pour la Tunisie, j'avais été très malade, si malade, que le bébé n' a pas pu venir. "
En effet je me souviens : cet été-là, un été de grande chaleur où il faisait tout le temps beau, " Mamy " était venue des Landes dans sa 203 Peugeot et elle était restée à Cahors auprès de Maman durant15 jours ou trois semaines environ. Pour que Mamy quitte Papé pendant aussi longtemps, il fallait assurément une raison sérieuse ou grave. En effet j'ai su exactement ce qui s'était passé, bien des années plus tard...
Un jour de la fin de l'été 1956 vers quatre heures de l'après-midi, les persiennes des fenêtres donnant sur la rue étaient encore fermées. La voisine d'en face, Madame Loubet, dont le mari était entrepreneur de maçonnerie, qui nous louait la maison et qui détenait donc une clef, avait remarqué les volets clos... D'habitude, depuis le matin, sauf quand on partait pour plusieurs jours, ou en vacances, c'était toujours ouvert, ou " cabané ". Comme la clef se trouvait dedans, enfoncée dans le trou de la serrure, madame Loubet avait du faire appel à quelqu'un d'autre afin d'ouvrir la porte.
Ma mère gisait à plat ventre dans le couloir, la tête de côté, ses cheveux défaits, toute habillée, dans une mare de sang. Pompiers, ambulance, Police-secours, hôpital... Elle avait absorbé des barbituriques puis, prise de douleurs, elle s'était effondrée.
1956 avait été l'année des drames, des ruptures, des retrouvailles et des " liaisons " de part et d'autre, les plus orageuses... Cet été-là j'étais resté un peu plus longtemps que les autres étés dans les Landes chez Papé et Mamy. Le voyage en 203 début septembre jusqu'à Cahors, sous un soleil torride, un ciel très bleu, sans un souffle d'air, me parut très long et Mamy ne disait rien.
Un ou deux mois plus tard, au delà de ces évènements, lorsque ma mère fut rétablie, mon père prit alors une grande décision, une décision qui allait changer complètement notre vie, pour cinq années du moins.  Alors que ma mère se remettait lentement, que sa tristesse et son désarroi demeuraient aussi insondables, que cette ville de Cahors et son atmosphère lui pesaient, que la maison de la rue Emile Zola ne lui plaisait plus du tout et que même la famille Figeac était devenue impuissante devant ce désespoir absolu, mon père fut à ce moment-là et pour assez longtemps, d'une gentillesse extraordinaire envers ma mère et, par la même occasion, envers moi.
C'est là que pour la première fois de ma vie, je découvris ce que pouvait être la terrible impuissance de l'amour. Un homme qui ne savait plus comment s'y prendre, un petit garçon qui n'arrivait plus à faire rire, des amis dont la présence et le soutien, la gentillesse et la force de caractère ne pouvaient plus rien changer.
    En mars 1956 la France venait de reconnaître l'indépendance de la Tunisie. Le gouvernement de ce pays recherchait des techniciens, notamment pour l'installation des lignes téléphoniques sur tout son territoire. Mon père signa un contrat de deux ans et, le 25 Juillet 1957 mes parents débarquèrent à Tunis où je devais les rejoindre le 23 septembre de cette même année.
Papa avait dit à Maman : " On repart à zéro ".
Et c'est vrai que pendant près de deux ans, à partir de la fin 1956, la vie avec mes parents durant les derniers mois que nous avons passés à Cahors et la première année à Tunis, dans un bel appartement du quartier résidentiel du " Belvédère ", avait été un rêve, un enchantement, une découverte, et je retrouvais alors mon père et ma mère tels qu'ils étaient, de tout le meilleur d'eux-mêmes, ensemble et terriblement amoureux l'un de l'autre, comme ces enfants qu'ils étaient, au fond, magiques, imprévisibles, inventifs, drôles, et tous deux d'une gentillesse qui ne se voyait pas forcément, ne se manifestait  pas par des épanchements intempestifs, mais n'en étaient pas moins évidente.