LA CARPE

    Certains soirs lors des tournées de la petite troupe de théâtre alors que Madame Figeac épluchait ses truffes,  que Maman passait quelque part sur scène et ensuite faisait la tournée des cabarets avec toute la " bande ", ne revenant à la maison que vers 4 ou 5 heures le matin, raccompagnée " en tout bien tout honneur" par Monsieur Arnaud ; papa traversait les heures de la nuit devant son bureau dans le salon-salle à manger et dessinait des affiches publicitaires pour les Bons et les Emprunts des PTT. A plusieurs reprises ses créations artistiques avaient été sélectionnées par les services du dessin publicitaire. Et, quand il ne dessinait pas d'affiches, il réalisait des pyrogravures ou des dessins à la plume. De cette époque, sauvés de tous les déménagements, des départs en " catastrophe " d' Algérie et de Tunisie et de bien d'autres " accidents " de la vie, j'ai pu conserver ces deux pyrogravures, exécutées avec tant de soin, sans modèle, de simple mémoire visuelle durant ces heures de la nuit... Ce sont deux tableaux qui représentent des danseurs sur la place d'un village Breton. Les dessins à la plume sont des coins de rue, à Cahors, autour de la Barbacane, entre autres.
Mon père en réalité " touchait à tout " : aquarelle, fusain, peinture à l'huile, plume, crayon.
Il lui arrivait d'amener son chevalet, son matériel de pêche, dans la " Juva 4 " des PTT déjà bourrée de matériaux pour les lignes. Et lorsqu’ entre deux interventions il avait une petite heure devant lui, il s'installait dans un endroit qui lui plaisait, dépliait son chevalet pour " croquer "... une maison en ruines, un paysage, le bord d'une rivière...
Il avait à part cela, une puissance de travail phénoménale. Les jours et les nuits d'orage ou de grosses intempéries par exemple, il pouvait être " par monts et par vaux " plus de 24 heures durant, d'autant plus que son secteur d’ Automatique Rural s'étendait sur la moitié du département du Lot. Pour cette raison connaissait-il   beaucoup de gens. En fait, grâce à lui et à ses co-équipiers, le téléphone fonctionnait de nouveau. Et le téléphone dans les années 50, c'était " la boîte à bon-dieu ".
    Ce qui m' a  étonné, émerveillé et bouleversé, avec mes parents, c'était tout ce qui par moments les  accordait ensemble et les liait l'un à l'autre ainsi que toute cette complicité intellectuelle,  cette " atmosphère " entre eux deux, d'intimité et de partage, cette faculté qu'ils avaient parfois l'un et l'autre de se comporter et de s'exprimer comme deux enfants… Mais aussi incroyable hélas que cela puisse paraître, cet abîme insondable et profond qui les séparait , les isolait l'un de l'autre à d'autres moments, à tel point qu'ils devenaient étrangers l'un de l'autre, murés, confinés dans une solitude qui les ravageait. Dans ces moments-là, ils ne pouvaient plus se supporter. Alors, ils partaient chacun de leur côté puis se retrouvaient, encore plus meurtris que jamais, se séparaient de nouveau, vivaient chacun pour un temps leur " ailleurs ", un " ailleurs "qui toujours s'écroulait et laissait beaucoup de traces.
Ensemble ils ont vécu et partagé le pire comme le meilleur. Et j'étais l'observateur attentif, empli d'interrogations, muet et impuissant de cette tragédie qui avait parfois la magie de se transformer en fête et fou-rire.
De toute ma vie je n'ai jamais connu d' êtres pouvant ainsi s'accorder et se désaccorder à ce point-là. Pendant des années je me suis dit, alors que je n'étais qu'un enfant, qu'un jour cela " finirait mal ". En fait cela dura 15 ans. Jusqu’au 22 Mai 1962. Notre vie commune, à tous les trois, telle qu'elle était, s'est arrêtée ce jour-là.  Dans ma mémoire résonne encore le son de la voix de Madame Figeac à propos de mes parents : " Ah, mes pauvres enfants ! ". Elle qui ne s'apitoyait jamais ! Elle qui était si dure tout en étant si bonne ! Et c'est vrai qu'il n'y avait pas souvent de sa part, beaucoup de manifestations de tendresse ; peu de " câlins ", ni avec son mari ni avec ses enfants. L’on sentait la puissance de son amour  dans son regard, dans l'intonation de sa voix, dans sa manière de s'exprimer, dans son humour à nul autre pareil, un humour tragique, émouvant, décapant, d'un réalisme cocasse, bon enfant et fataliste. Il y avait même parfois, une certaine dureté sur son visage, une dureté immobile, saisissante, en face de laquelle, sans se sentir coupable de quoi que ce soit, l’ on éprouvait  l'irrésistible besoin de se remettre en question, de s'interroger sur le sens de ce que l'on accomplissait... C'était un esprit fort et l’on était saisi par tout ce elle  décidait quand il s'agissait de son mari, de l’un de ses enfants ou encore de ses amis.
    Autant que je me souvienne, de 1952 à 1957, une seule fois, j'ai vu Madame Figeac " à court de ressources »
C'était un temps de " vaches maigres ", un temps d'adversité, un temps pour la " chienne du monde ". On approchait alors à grands pas du mariage de l'une de ses filles. Il fallait que ce soit un " grand mariage", comme l'avaient été les précédents mariages.
Pour les vins, les alcools et les liqueurs, il y avait toujours une réserve pour les " grandes occasions ". De ce côté-là donc, très bien : on avait ce qu'il fallait. Pour les entrées, les desserts, là aussi tout était prévu : Madame Figeac avait suffisamment d'ingéniosité pour faire " quelque chose de grand " avec trois fois rien...
Mais pour le plat principal dame ! Là, il y avait visiblement un petit problème. Car l'on avait depuis ces derniers mois, épuisé les conserves, les bocaux, les confits d'oie et de canard dans les pots de graisse. Et dans la petite cour intérieure, si étroite, si encombrée, si peu propice à l'élevage de poulets ou de lapins, à plus forte raison, on n'aurait jamais pu y engraisser un cochon.
A trois jours du mariage, Madame Figeac se grattait encore la tête et n'avait rien trouvé. Pas question d'aller chez le traiteur, d'envisager l'achat d'un petit cochon de lait qui aurait coûté les yeux de la tête ou même de toute autre victuaille : il n'y avait pas d'argent. Pas d'argent du tout et aucune " rentrée " prévisible avant plusieurs semaines.
C'est la Providence, cette " bonne fée ", qui donna, à l'occasion un " petit coup de pouce ". Monsieur Figeac et mon père ramenèrent des bords du Célé, une carpe énorme, si énorme que, dans la lessiveuse au fond de laquelle Madame Figeac la plongea, elle en faisait le tour sans bouger, la tête et la queue se touchant. J'ai eu le plaisir et le privilège de pouvoir moi aussi tourner et retourner autour de la lessiveuse, d'admirer cette si grosse carpe, de la contempler encore toute frétillante de vie, avec ses yeux vitreux, sa drôle de tête et sa gueule de crapaud qui semblait happer l'eau. Pour transporter cette carpe vivante, des bords du Célé jusqu'à la Rue Paramelle, mon père avait utilisé une " nourrice ". A eux deux ils avaient eu un mal fou pour sortir cet animal de l'eau en essayant de ne pas l' abîmer. Mais Monsieur Figeac était un " spécialiste ".
    En 1952 alors que nous venions tout juste de nous installer dans la maison de la  rue Emile Zola, j'étais très intimidé et à vrai dire peu réceptif lorsque je me trouvais à table au beau milieu de cette grande famille. Cet univers-là m'était totalement étranger et j'étais bien petit, quatre ans, seulement. On ne mangeait, de la soupe au dessert, que dans des assiettes creuses en très grosse faïence blanche, quelque peu ébréchées par endroits. Après la soupe à laquelle je trouvais un drôle de goût, on me mettait dans l'assiette un morceau de confit d'oie ou de poule. Le coeur soulevé, les yeux tristes, la tête entre mes mains, je demeurais coi, rouge de confusion et ne voulais plus rien manger. Monsieur Figeac au bout de la table, la place du Maître de la maison, faisait sauter le bouchon de la bouteille de vin et déversait dans son assiette encore chaude, au moins le tiers de la bouteille. C'était "chabrot", devais-je apprendre plus tard. Il avalait presque tout d'un trait, puis claquait fortement la langue, émettait un  de râle de gorge. C'en était trop pour le petit garçon que j'étais alors.
Mais très vite, au bout de quelques jours seulement, mon amour, mon étonnement et mon émerveillement pour ces gens-là ; la magie qui était celle de  chaque recoin de leur maison, oui tout cela fut aussi fort que l'horreur que j'avais éprouvée le premier jour.
    Monsieur Figeac avait " le verbe haut ", sonore et régulièrement ponctué de " putain " et de " oh la vache! ». Toujours le mot pour rire même quand tout allait mal. Selon lui toutes les femmes étaient des « garces » . Mais il les adorait toutes. Jamais, au grand jamais il n'aurait manqué de respect à une femme ; jamais il ne serait passé devant une femme au magasin ou dans un lieu public...
Il disait toujours qu'il avait fait un mariage d'amour. Pas un mariage comme la plupart de ses copains qui prenaient une femme pour s'établir et avoir des enfants… une « bobonne », quoi!
Lui, sa femme il l'aimait, il l'honorait, il la vénérait. Même si parfois elle allait le chercher dans les bistrots où il " faisait la foire " avec des copains.
C'était un " artiste " à sa façon, un travailleur acharné et infatigable, un " boute-en-train ", un homme "rigolo" mais profond comme un océan, un peu comme Coluche mais en " Figeac ". Dans les fêtes et les anniversaires, les réceptions, question ambiance c'était lui qui menait la danse. Il avait de la ressource, de la voix, de l'intonation, de la résonance, il savait soulever des tempêtes de rire et son optimisme, sa vision du monde était tels, qu‘il enjambait la " chienne du monde " partout où elle se couchait.
La jeune et sérieuse Félicie, au début des années 30, qui pour une fille de l'époque savait déjà tout faire, fut tout de suite séduite par ce jeune homme turbulent, désordonné, rieur, d'un optimisme sans égal, fantasque, mais si profond, si énergique. Elle avait aimé sa " vision du monde " et l’avait reconnu  tel qu'il était " en bloc ", comme elle a toujours aimé les gens : non pas pour elle même mais pour ce qu'ils étaient eux et eux seuls.
    Avant de s'établir définitivement fonctionnaire à la SNCF où il effectuait principalement des travaux d'entretien sur les voies et dans les gares, il avait exercé auparavant le métier de peintre tapissier et décorateur. Ce qu'il aimait le plus, dans ce travail était la préparation, l'agencement, la décoration des salles de fêtes, des lieux publics où les gens allaient se réunir pour y fêter ou célébrer quelque évènement.
Afin de se faire un complément de revenus, surtout vers la fin de sa carrière à la SNCF, et plus tard lorsqu'il prit sa retraite, il occupait aussi à temps partiel un emploi municipal : l'entretien du cimetière.
Bien que d'un tempérament très " démonstratif ", il ne s'éternisait pas cependant en manifestations de tendresse, n'était pas un spécialiste du " câlin " et des embrassades. Mais son humour et sa manière de s'exprimer avaient assurément une atmosphère de cirque, un ton de chansonnier, un réalisme aussi cocasse que celui de sa femme, et " bon enfant ". C'est ainsi qu'il manifestait son amour.
Combien de fois sa femme ne nous a-t-elle pas dit : " Vous savez, mon mari, c'est un drôle de numéro !" Parfois, il faut le reconnaître, cela " fritait " quelque peu dans le ménage, quand il " passait les bornes ". Et par moments les " apéros ", les tournées de bistrot, cela marchait un peu trop fort. Mais le couple se retrouvait toujours sur ce qui le liait  : la générosité, la force de travail, les enfants qu’ils élevaient et les grandes décisions de leur vie qu'ils prenaient ensemble... Sans compter cette capacité d'accueil et de communication, cette humilité et ce courage devant l'adversité qui étaient les qualités de ce couple.  Deux " visions " du monde  se complétaient tout en étant différentes l'une de l'autre.
Des autres membres de la famille, à l'exception de Jean-Claude, j'ai peu de souvenirs. Je connaissais à peu près bien Georgette, l'aînée ; Pierrette et Jacqueline, les deux dernières filles qui n'avaient qu'un et deux ans de plus que Jean-Claude.
Je me souviens en particulier d'un évènement dramatique, dont parlait souvent Madame Figeac, un accident assez grave de moto à la suite duquel sa fille Georgette, blessée et enceinte au moment de l'accident, devait mettre au monde un enfant handicapé, une petite fille.
Pierrette et Jacqueline ne venaient que très rarement rue Emile Zola. D'abord parce que c'étaient des filles et que les filles ne jouaient pas avec les garçons. D'ailleurs elles allaient à l'école des filles de la place Thiers. Et puis je crois que surtout, Madame Figeac n'aurait pas laissé aller ses filles dans une maison où il n'y avait qu'un garçon, enfant unique.
En dessous de ma chambre, donnant sur le jardin, derrière la maison s'ouvrait la cave, en laquelle on pénétrait par un escalier en béton de 5 ou 6 marches. Là-dessous dans cette cave, c'était noir, tout noir, sans lumière et plein de mystère ! Avec Jean-Claude c'était devant l'entrée de la cave que l'on traçait nos circuits routiers et parfois l’on se rendait dans la cave pour se dire des " secrets " et préparer des " mauvais coups ". Une après-midi, Pierrette et Jacqueline étaient venues pour le goûter, un jour de fête je crois. J'ai beaucoup aimé, ce jour-là, chez moi, les allées et venues dans le jardin, les rires et les regards un peu coquins de ces deux filles dont l'une, Jacqueline n'avait qu'un an de plus que moi. Elles étaient fraîches, jolies, souriantes dans leurs petites robes d'été, toutes deux châtain-foncé, le visage pâle aux traits agréables. Avec Jean-Claude nous avions essayé de les entraîner à l'intérieur de la cave mais quand elles ont vu ce gouffre tout noir et qui sentait le vieux plancher moisi, elles ont vite couru sous la tonnelle au fond du jardin.
    A une époque où je faisais des angines et des bronchites à répétition et parce que c'était tout un poème pour m'administrer des cataplasmes qui piquaient très fort et qu'il fallait garder pendant une heure au moins, mon père avait fait l'achat d'un projecteur, d'un écran, de bobines de films ; et alors on faisait le cinéma à la maison. Au lit, la poitrine serrée dans un énorme cataplasme à la moutarde qui me cuisait jusqu'à l'os, je regardai le film au plafond : " La Belle et la Bête ».
Et grâce au cinéma, Pierrette et Jacqueline venaient plus souvent à la maison, ainsi que tous les enfants du quartier d'ailleurs. Le dimanche en hiver quand il faisait mauvais temps, mes parents organisaient les " séances ". On déplaçait quelques meubles,  disposait en rangs toutes les chaises de la maison, des tabourets, et si cela ne suffisait pas, des cartons. Puis l'on éteignait la lumière ( instant solennel ) et on passait les films. Pour l' " entr'acte ", maman servait du chocolat chaud : du gros chocolat Meunier, de ménage, fondu et mélangé au lait brûlant, avec des brioches. C'était alors pour moi, ces après-midi-là, un enchantement absolu, le contraire du " Désert de Gobi ". La joie immense, les rires, les exclamations étonnées , le ravissement de tous ces enfants, la gentillesse de ma mère et la participation humoristique de mon père, alors dans ses " meilleurs moments ", tout cela me comblait et me procurait un bien-être intense, me pénétrait de l'instant vécu et partagé dans cet enthousiasme général.
Il y avait aussi une autre distraction tout aussi attrayante et génératrice de fou-rire et de réunions mémorables. Mon père, bricoleur, ingénieux et inventif, avait fabriqué un " autodrome ", un circuit routier assez compliqué où de petites autos miniatures activées par un électro-aimant, surfaient sur des voies en papier goudronné. Afin de donner vie à ce circuit, mon père avait conçu tout un système de signalisations, modelé de petits personnages, tous les éléments pouvant reproduire la scène d'une véritable course automobile en circuit fermé.
Et là, il n'y avait pas que les enfants qui jouaient ! Des amis, des relations de mes parents, des gens avec lesquels nous aimions nous retrouver ensemble, parfois même des gens de la " bonne société "; formaient autour de ce circuit magique, des groupes hilares, détendus et animés d'un enthousiasme délirant. On faisait des paris, on se donnait des gages, on se " marrait comme des petits fous ". Et il y avait bien sûr à chaque fois un " goûter " exceptionnel. Des dames étaient très bien habillées, et c'était un régal de les regarder ; on se moquait gentiment les uns des autres et l'après-midi s'écoulait ainsi, comme si le temps de ce que nous vivions ne devait pas avoir de fin. Il n'y avait plus dans cette atmosphère entre nous tous ni de " Monsieur " ni de " Madame " Le... quelque chose...