MA MERE ET MON PERE

     Ma mère était une femme très belle, drôle, romantique à l'excès, imprévisible, profondément attachante. Elle aimait rire, faire la fête, avait de l'imagination, du talent, de l'esprit et de l'humour dans tout ce qu'elle exprimait. Elle pouvait cependant passer de la joie à la tristesse, au désespoir même, en un clin d'oeil.
Toujours très bien habillée, très chic, très élégante. Elle changeait de robe deux ou trois fois dans la journée. Sa garde-robe était impressionnante : il n'y avait jamais assez de cintres... Elle avait aussi des étagères en très grand nombre, ployant sous le poids de livres de tous formats, autant que dans une bibliothèque municipale ; des piles et des piles de disques 45 ou 33 tours. Elle achetait systématiquement tous les grands succès, tous les " tubes " à la mode.
Ma mère, c'était la Féminité dans une magie à la puissance dix. Je me souviens alors, quand j'étais petit garçon, de son visage, du visage dont elle rayonnait ; de sa coiffure, de son regard, de son sourire. La regarder, l' entr'apercevoir, ne fût-ce qu'un instant, déclenchait une explosion de joie, de bien-être, d’ envie de la connaître.
Et c'est de cette femme-là que je suis sorti, un jour de Janvier 1948, à Linxe dans les Landes, à dix kilomètres seulement de l' Océan Atlantique, dans une chambre située juste au dessus du bureau de poste de l'époque, vers une heure de l'après-midi, un vendredi, le 9...
    Ma mère n'aurait pas comme Madame Figeac, pu envisager de " tenir une maison ", c'est à dire se livrer durant une bonne partie de la journée à des tâches ménagères répétitives, repasser, coudre, faire la cuisine ; gérer le quotidien avec toutes ses contingences matérielles. Elle ne gérait rien d'ailleurs, ni son porte-monnaie ni sa vie. C'était tout au jour le jour selon la magie du moment vécu ou " l'air du temps ". Aussi y avait-il de ces lendemains particulièrement douloureux, de ces " coups de cafard " phénoménaux parfois...
Autant que je me souvienne, ce qu'elle aimait le moins, c'était faire la cuisine. Il fallait du " tout prêt ", du " va vite ". Au début du mois nous mangions du poulet, du pigeon rôti, du " rumsteak ", du rôti de porc, tout ce qu'il y avait de plus cher et de plus facile à faire. Au four en effet, il suffit de tourner un bouton et d'attendre. Ou sur le grill ou bien à la poêle. Pour l'accompagnement, ma mère servait des pâtes ou bien ouvrait des boîtes de conserve de légumes et pour le dessert, elle disposait sur la table des fruits, des yaourts, du fromage ou des gâteaux achetés. Jamais de soupe, de plats mijotés ni de sauces ni de plats élaborés.
Il n'y avait qu'une seule tâche qu'elle accomplissait avec régularité, vigueur et répétition : celle qui consistait à épousseter les étagères et les meubles parce qu'elle avait horreur de la saleté : c'était presque une obsession .
Au début du mois pour le repas de midi, elle mettait sur la table ( de la salle à manger, pas de la cuisine ) une bouteille de  Château -Romain, un « pinard » qui coûtait 230 Francs des années 50 !
A la fin du mois, l’on buvait de l'eau du robinet et l'on mangeait du petit salé aux lentilles pendant trois jours, parce qu'il n'y avait plus de sous...
Le matin elle " traînassait ", bouquinait, écoutait des disques et l' après-midi se passait en " sorties chic " en ville ou dans des endroits plaisants, là où l'on voit du monde.
Elle faisait partie d'une petite troupe théâtrale qui produisait des spectacles dans les localités aux environs de Cahors. Comme elle avait une très belle voix, dans les spectacles musicaux elle chantait. Le Directeur de la petite troupe était un nain difforme, un peu bossu, « moche comme un pou »  mais sachant s'y prendre avec les femmes. Il s'appelait Monsieur Arnaudy. Lui aussi possédait une voiture décapotable. Il était si bien habillé, si gentil avec les dames; si enjoué et de si belle d'âme et d'un si bon contact avec les enfants, que beaucoup de familles de Cahors le recevaient et au passage… Quelques jeunes dames lui ouvraient-elles le lit conjugal... Mais ma mère le trouvait vraiment trop laid. Avec lui, c'était seulement " intellectuel ". Il était si étonnant et si plaisant que l'on arrivait à le trouver beau.
Sans avoir pu faire des études, ma mère parce qu'elle lisait beaucoup, aimait l'actualité, la littérature, le cinéma, les Arts, la musique et qu'elle se documentait sur tout, " tenait la route " dans le monde comme on dit, et mes parents à Cahors, ayant de nombreuses relations vu la profession de mon père ( installateur du téléphone et entretien des lignes, services techniques ), nous étions souvent invités dans des familles de " la bonne société ". Mais ma mère se sentait à l'aise partout, elle était si spontanée, si naturelle, si gentille et ne s'attachant qu'à dire le bien et jamais le mal, tellement drôle aussi, qu'elle " passait " partout, dans tous les milieux sociaux. Elle enchantait et séduisait toujours.
Toutefois,le " centre du monde " à Cahors en définitive, c'était la Maison Figeac, rue Paramelle... Il n'y avait pas de havre, pas de port plus sûr que là.
    Mon père était lui aussi mais en tant qu'homme, très imprévisible. Il pouvait être charmant à l'extrême et désagréable au possible selon ses états d'âme... Mais c'était un homme profond, d'une sensibilité poussée à son paroxysme, d'une droiture et d'une honnêteté qui n'avaient d'égales que celles de Madame Figeac. Lui aussi n'aurait pas supporté dans sa maison ou dans  son atelier, le trognon d'un crayon qui ne lui appartenait pas. Il était conquis comme moi par la magie de la Féminité. Mais il fallait que cette " magie " parfois, puisse se concrétiser autrement qu' en " se regardant dans le blanc de l'oeil ".
En 1947 quand il m'a conçu début avril et qu’il a appris que ma mère m'attendait, il a expédié illico un télégramme : " j'arrive, je t'aime ". Il a aussitôt interrompu ses études, renoncé à ses projets, pour accourir à l'annonce de cet évènement. Mais je crois que le trait le plus caractéristique de sa personnalité ( Je le souligne parce que dans toute l'histoire des hommes, c'est très rare ), était son indépendance d'esprit par rapport à toutes les idéologies, la politique, la religion, la philosophie, la mode, le " qu'en-dira-t-on ", les courants de pensée, le sens du monde, les habitudes, les systèmes quels qu'ils soient... Sa neutralité et en même temps l'intérêt, la curiosité extrême ; la considération qu'il avait des gens en général et de tout ce qui l'entourait. Il avait toujours " son idée sur tout " mais il restait discret, prévenant, attentionné, délicat et surtout, humble ( même quand il " fanfaronnait ") . En fait, il fanfaronnait comme un enfant, sans malice, en toute spontanéité.
Et c'était un artiste, un bricoleur, un " je sais tout faire ", sans en avoir l'air de rien. C'est lui qui me fabriquait presque tous mes jouets, sauf les petites autos que l'on achetait. Ce n'était pas toujours un grand causeur. Taciturne, parfois solitaire et pensif... Il avait sa vision du Monde. Sans doute en un clin d'oeil pouvait-il passer de l'émerveillement absolu, de la reconnaissance amoureuse de tout ce qui l'enchantait, à la plus amère des désillusions. La vie a très certainement été pour lui, une " drôle d'expérience ".
Je comprends que ma mère ait pu être aussi follement amoureuse d'un tel homme. Et en plus elle le trouvait " beau comme un Dieu ", marrant, éternellement jeune d'esprit et de coeur. Quand il était jeune homme, elle l' appelait " mon I ". Parce qu'il était filiforme, toujours affamé, comme l'étaient les jeunes hommes pauvres, après la Libération. En fait mon père quand il a connu ma mère, n'était pas seulement affamé que de pain... Ma mère avait de si jolies jambes !