LA RUE PARAMELLE

    Avant d'avoir été dans des tas de pays, avant d'avoir vu les Andes, l' Himalaya, la Terre de Feu, l' Australie ou la Nouvelle-Zélande ; avant d'avoir acquis une connaissance phénoménale, avant de posséder une belle maison, une belle voiture, avant d'avoir un bon métier, avant d'être " bien vu " et d'être un personnage reconnu dans le monde, avant d'être " Monsieur ou Madame quelque chose", avant tout ce que l'on a pu réaliser sur cette Terre, avant d'avoir édifié, inventé, avant d' avoir rayonné comme une étoile ou comme une Galaxie, avant de s'être demandé si la vie avait un sens ou non, avant d'avoir sondé les abîmes de l' absurdité ou escaladé les sommets de la raison, avant toutes ces certitudes qui nous rassurent, avant d'avoir trouvé sa place, son soleil, ses repères, sa foi, son identité, avant d'avoir fait mieux, comme ou pire que les Autres, oui, avant tout cela...
La vie est essentiellement faite de tous les gens que l'on a aimés, que l'on aime, et que l'on aimera... De tous ces visages que l'on a rencontrés, avec lesquels on vit, tous ces visages qui nous ont permis de  reconnaître, d’ effleurer des souvenirs qui nous échappent ; quelque chose d'ici ou d' ailleurs, d'autrefois, de maintenant et de demain, et qui nous ont reliés ne fût-ce qu'un instant, comme un fil invisible, ensemble, et pour toujours... 
     De tels visages sont toujours plus beaux que les plus beaux paysages du monde, toujours plus riches que toutes les fortunes et ces visages-là, même si nous ne savons rien d’eux, même s'ils passent dans notre vie, un matin, un soir, un jour, une nuit, aussi vite qu'un oiseau sur une branche, un papillon d'une fleur à l'autre, s’inscriront toujours en notre mémoire comme la plus magique de toutes les traces et tout ce qu'ils laissent imaginer même, n'est rien en face de leur authenticité, de leur pureté originelle, de leur liberté absolue, de ce qui leur appartient en propre. Et quand on a la chance d'avoir, pour quelques années ou tout au moins pour une certaine durée, ces visages dans notre vie de tous les jours, en des moments particuliers et privilégiés, il arrive que le temps semble s'arrêter et alors on se sent intimement relié aux êtres qui nous entourent, on perd cette conscience tragique et habituelle de la brièveté de la vie, on éprouve une sensation de sécurité et de sérénité absolus.
Les maisons ont des fenêtres et les voitures ont des glaces. Sauf quand il pleut, les maisons et les voitures ne pleurent jamais. Par contre les gens eux, ont des yeux et il leur arrive de pleurer. Mais aussi de rire heureusement. Les maisons, sauf celles qui tombent en ruines et les voitures tant qu'elles ne vont pas à la casse, durent plus longtemps que les gens qui les possédaient avant de mourir et lorsque les gens sont morts, on se demande souvent ce que vont devenir les maisons et les voitures : qui les habitera, qui roulera dedans ? Qui et plutôt qui que qui ?
    Lorsque madame Figeac a acheté sa maison avec son mari ( 400000 francs de 1950 ) c'était avec l'argent qu'ils avaient tous deux économisé pendant des années. Cette femme n'a pas hésité, un ou deux ans seulement après avoir acheté la maison, pour venir en aide à sa fille aînée qui " traversait une mauvaise passe ", à prendre une hypothèque sur la maison, c'est à dire à emprunter de l'argent à la banque et de donner sa maison en garantie, pour que sa fille se sorte de la situation dramatique dans laquelle elle se trouvait.
Madame Figeac a élevé 7 enfants dont le plus jeune, Jean-Claude était à l'époque mon meilleur copain ; en fait un « frère jumeau » puisque nous avions le même âge.
Pour un tel emprunt avec une telle garantie, la banque avait dit oui. En ce temps-là les banquiers ne prêtaient pas d'argent facilement aux particuliers. Les années étaient longues pour le remboursement, surtout selon l'idée de madame Figea et, très vite moyennant quelques énormes piles de repassage, des paniers de truffes à n'en plus finir, des travaux de couture et de confection pour beaucoup de dames de la ville, de très longues soirées jusque tard dans la nuit dans son " atelier " et à côté de tout cela, le pot de soupe toujours plein à ras-bord ( et quelle soupe ), avec ce réalisme féroce et obstiné, avec humour, sans jamais dire qu'elle avait mal quelque part ; et dans sa maison tant de gens qui venaient, tant d'enfants autour d'elle, ne négligeant pas non plus les fêtes et les anniversaires, en faisant de " grands mariages ", ceux de ses enfants les plus grands, en dépit de tous les avatars, les imprévus, les calamités de la vie, en l'espace de deux années, elle finit par rembourser la banque. C'était une " affaire classée ". Ni vu ni connu…
A la même époque pendant le congé d' été de son mari, Guy Figeac, qui travaillait alors à la SNCF comme manutentionnaire et ouvrier sur les voies, elle avait à coeur de payer des vacances à la mer à ses enfants et à toute sa famille. 15 jours de location à Vieux-Boucau dans les Landes. Une petite maison meublée avec tout ce qu'il fallait pour y vivre et faire la cuisine. A l'époque les gens ne partaient pas en vacances comme maintenant : ça coûtait cher et les salaires suffisaient à peine pour subvenir aux besoins de la vie quotidienne. Aussi, madame Figeac, toujours aussi résolue et inflexible quand elle avait décidé quelque chose, réalisait-elle là, avec ce projet et toute l'organisation qui en découlait, une véritable prouesse. Pendant les mois d'hiver et en particulier le mois de décembre, c'était le temps des corbeilles de truffes. Elle épluchait donc, ainsi que toute sa famille, dans la grande cuisine, des heures durant, parfois jusqu'à plus de minuit, d'énormes quantités de truffes. Cette activité-là était fort bien payée et, en épluchant beaucoup de truffes, on gagnait de l'argent. C'était d'ailleurs, entre tout, ce qui payait le mieux. Plusieurs fois, alors que je me trouvais chez eux à passer la soirée avec ma mère ou même sans ma mère, dans cette chaleureuse atmosphère familiale où il y avait tellement de choses à raconter et à écouter, où l'on riait beaucoup, à tel point qu'on ne voyait jamais le temps passer ; j'ai participé à l'épluchage des truffes. L'odeur alors, le parfum dégagé par les truffes emplissait toute la maison jusqu'en haut dans les chambres. C'est en partie grâce à l'argent des truffes que madame Figeac amenait sa famille en vacances.
Pour se rendre à Vieux-Boucau il fallait prendre un train à 3 heures du matin en gare de Cahors, changer à Toulouse, à Puyoo puis à Dax. On n'y arrivait que tard dans l'après-midi. C'était une " sacrée expédition " et la veille du départ lors des préparatifs, c'était la fête et le " branle-bas de combat " en même temps. Comme nous allions avec mes parents, l' été, dans les Landes chez mes grands-parents maternels, à chaque fois nous étions invités au moins à passer une journée entière dans la maison de Vieux-Boucau et nous y retrouvions au bord de l'océan cette atmosphère familiale à nulle autre pareille qui nous ravissait, nous enchantait et nous faisait passer de si inoubliables moments.
Afin de souligner la droiture et l'honnêteté de cette femme, je raconte ici une petite anecdote :
Jean-Claude, le dernier de ses enfants, mon copain, venait souvent chez moi rue Emile Zola parce que j'avais des jeux et surtout des petites voitures. Nous tracions  des circuits  dans la terre ; Jean-Claude prenait les plus belles petites voitures et pour ma part je jouais avec les " cassées ", celles qui n'avaient plus de roues ni de plancher. Un jour, il en avait ramené une chez lui, sans doute la lui avais-je prêtée ou donnée. Lorsque sa mère, en faisant le ménage, aperçut la voiture dans un recoin du vestibule tout en haut, elle appela son fils. Jean-Claude déclara que je lui avais prêté la petite voiture. Sa mère ne le crut point et elle lui " passa une trempe " puis l'obligea sur le champ à venir rapporter la voiture.
Elle n'aurait pas supporté dans sa maison un brin de paille qui ne lui appartînt pas et qui serait venu, comme ça, de je ne sais où...
    Lorsque " cela n'allait pas très bien avec Papa " à la maison de la rue Emile Zola, maman et moi nous allions chez Figeac.
Un jour, je me souviens, c'était le jeudi 9 Février 1956, maman, pour le repas de midi avait fait des grives sur canapé, accompagnées d'un grand plat de nouilles. Des grives que papa venait lui-même de préparer la veille, parce que maman n'aimait pas vider des bêtes. Elle avait servi à table les grives rôties sur des canapés noircis et brûlés, accompagnées du grand plat ovale en inox, de nouilles.
Depuis deux jours déjà, papa ne " desserrait pas les dents ". Il était dans ses " mauvais jours ". Nous étions là tous les trois, chacun à notre place, toujours la même, autour de la table de la salle à manger et l'atmosphère était glaciale, irrespirable, chacun de nous trois muré dans une solitude infinie... Sans rien dire, blanc de colère, papa jeta d'abord la bouteille de vin par terre puis il empoigna le plat de nouilles et le précipita contre la tapisserie, sur le mur situé à droite de la table. Un paquet de nouilles demeura collé à la tapisserie. Quant aux grives, elles volèrent sur le tapis, avec les croûtons carbonisés. D'un seul coup, sans prononcer un mot, avec maman, nous quittâmes la table et, habillés tels que nous étions, nous sortîmes de la maison. Dehors tout était blanc de neige, une grosse couche recouvrait les toits, le rebord des fenêtres, la rue. Des flocons épais, très serrés, nous fouettaient le visage. Maman me tenait par la main et je vis que son visage était grave, tellement triste qu'on y sentait du désespoir. Comme nous nous dirigions vers les remparts et donc vers le cimetière, une idée terrible me traversa l'esprit et je me souviens avoir dit alors à maman " Dis, tu ne nous amènes pas nous suicider, hein ? "
Non... Nous allions chez Figeac tout simplement. La rue Paramelle était tellement étroite que la neige n'avait pas pu s'y accumuler. Et, dans la grande maison familiale il ne neigeait plus... Madame Figeac comprit tout de suite qu'il s'était passé quelque chose de " pas très catholique "; elle nous accueillit de toute sa chaleur et de toute sa gentillesse sans chercher à savoir ce qui venait de se passer.
    Papa avait ses «frasques» qui désespéraient Maman et la rendaient malade. Maman avait aussi les siennes, qui la rendaient peut-être encore plus malade... Lorsque papa ne se trouvait pas à la maison et que c'était jeudi et que je n'allais ni à l' Ermitage ni chez Figeac, il y avait un " monsieur " qui venait à la maison, arrivant parfois avec une petite voiture décapotable. Il nous amenait en promenade, Maman et moi. C'étaient toujours des histoires drôles, assez " romantiques " avec ces " monsieur " qui venaient. Mais ça se terminait toujours très mal. Et je ne comprenais jamais rien. J'observai, et parfois cela ressemblait un peu à ce qu'on pouvait voir dans des films qui n'étaient pas pour les enfants.
Madame Figeac savait tout cela. Mais elle le savait de ses yeux à elle, de son regard, de son coeur, de sa réprobation parfois mais aussi de toute sa mansuétude. Elle était avec ma mère comme avec mon père, comme une grande soeur et elle n'a jamais pris parti, nous aimait tels que nous étions, ma mère, mon père et le petit garçon que j'étais.
D'autre part, mon père et monsieur Figeac étaient très copains et ensemble, ils faisaient des parties de pêche mémorables.