FELICIE FIGEAC

    Quelques personnages de roman, assez nombreux il faut le reconnaître, selon la capacité des écrivains célèbres à les " éterniser ", à les rendre légendaires, à leur faire traverser plusieurs générations de lecteurs ; quelques personnages de films également, ont été littéralement " portés à incandescence " et sont restés pour toujours ou tout au moins aussi longtemps que l'histoire des hommes sur cette Terre, ces images très fortes et très représentatives de tout ce qui peut brûler si intensément, vivre aussi passionnément à l'intérieur d'un Etre.
Cependant, la vie si ordinaire, si anonyme, si inconnue des hommes, contient dans leur passé comme dans leur présent bien d'autres personnages aussi nombreux que les étoiles, qui eux aussi entrent dans des légendes... Mais, celles là, anonymes. Ces personnages ne traversent que des mémoires tout aussi anonymes, les mémoires de ceux qui les ont connus et aimés.
     J'ai connu dans mon enfance à Cahors entre les années 1952 et 1957, une femme " exceptionnelle ", une femme dans toute la magie de sa féminité, une femme humble et forte. Forte comme le roc. Humble, parce que tout ce qu'elle a exprimé et réalisé dans sa vie, elle ne l'a jamais fait pour elle-même mais uniquement pour ses enfants, son mari, sa famille et ses amis, ses voisins, ses connaissances.
Et nous avons eu, nous, c'est à dire ma mère et mon père, puis le petit garçon que j'étais alors, l'immense chance, le privilège incomparable d' être de ses amis... et même plus, je dois le dire. Elle fut ma deuxième maman, la confidente et le soutien inconditionnel de ma mère. Elle fut pour mon père, comme une grande soeur, attentionnée, délicate, discrète et dévouée.
Si j'avais été un magicien de l'univers, du ciel et de la Terre et si j'avais voulu faire naître ou faire descendre l' Amour dans le Monde des hommes, alors j'aurais fait naître l' Amour comme un enfant du ventre de cette femme là, si forte, si humble, si bonne...
Elle s'appelle Félicie, Félicie Figeac. Elle habitait, à l'époque, au 7 rue Paramelle, à Cahors. En l' an 2000 elle vivait encore. Agée de 89 ans et demeurant sans doute chez l'une de ses filles, Georgette, dans la même ville. Je l'imagine mal finir ses jours dans une maison de retraite, une femme comme elle, d'autant plus que dans cette famille là pour ainsi dire   " on se serrait vraiment les coudes ".
Durant une toute petite partie du temps qu'il me faudra pour parler de cette femme, dans les quelques lignes qui vont suivre, c'est à dire en ce moment précis, le lundi 4 septembre 2000; je ne pouvais pas choisir meilleur endroit pour en parler que sur cette plage de Contis où je me rends si souvent, assis sur un rocher le long du courant de Contis, en face de l' océan immense dont les rouleaux blancs en ce moment même déferlent sous le vent en effondrements, en explosions d'écume. Et  je retrouve par delà toutes ces années écoulées, la force, la grandeur d'âme, la droiture, la sérénité parfois ombrageuse et tumultueuse, la violence associée à la douceur de cette femme incomparable, le " jusqu'au-boutisme " de son amour infini, son sens des réalités poussé à l'extrême et quelquefois si cocasse, si drôle, si émouvant !
En ce temps-là, donc, la rue Paramelle était un lieu de passage, très étroit, reliant deux quartiers de la ville : celui des " Remparts ", là où se terminait la rue Emile Zola où je demeurais avec mes parents ; et celui de la " Barbacane ", où s'élevait, au bord du Lot, la " Tour des pendus ". Les Remparts en ce temps là, une vieille et haute muraille datant du Moyen Age, derrière laquelle s'étendait le cimetière de la ville, était l'endroit en lequel se regroupaient tous les jeunes enfants et adolescents de cette partie de la ville. Un lieu " de perdition " au dire des habitants du quartier, un lieu où tous les " coups pendables " se préparaient, un lieu de toutes les polissonneries, rendez-vous de toutes les  "Bandes " plus ou moins organisées, rivales le plus souvent. Et pour aller dans la rue Paramelle depuis la rue Emile Zola il fallait passer par les Remparts.
La maison des Figeac était une grande maison, une maison pour une famille telle que la leur. On y entrait par un couloir qui faisait office de vestibule et d'espace d'accueil. Déjà, quand vous entriez dans ce couloir, l'âme de la maison vous étreignait jusqu'au fond de vos tripes. Ce couloir avait une odeur : l'odeur du linge repassé, du panier à poissons ramené de la pêche par monsieur Figeac, du charbon qu'on venait de livrer et des corbeilles de truffes que madame Figeac allait déverser peu à peu dans son tablier noir pour les éplucher pendant de longues soirées d'hiver. A gauche du couloir, c'était la " salle à manger salon ", la pièce des " grandes réceptions ", mais aussi et surtout la salle de travail de madame Figeac : elle y faisait ses travaux de couture, son repassage, ses " affaires ". C'était également son bureau, où elle gardait tous ses papiers importants, mais tout de même pas ses économies qui elles, étaient à la banque, en lieu sûr. A droite du couloir était la cuisine ou plutôt la grande pièce familiale pour les repas, les veillées, les discussions, l'accueil des invités du jour, des amis, de toutes les relations. Il y avait là dans cette pièce au centre, une table longue comme une limousine, recouverte d'une toile cirée vert pâle avec des petits points, fixée par des punaises sur les rebords de la table ; pas de chaises mais deux bancs aussi longs que la table ; puis les fourneaux, la cuisinière, la cheminée à l' âtre, des placards encastrés dans les murs, un évier immense en pierre polie. Autour de cette table, véritable autel familial, tout se décidait, tout se préparait, s'organisait, tout s'y racontait. C'était la " Télé Locale en 3 D " . A l'extrémité du couloir, une porte avec deux vantaux en verre dépoli, qui fermait mal, donnait sur une cour intérieure très noire, très humide et très petite, avec de hauts murs lépreux : les murs des maisons voisines. Dans cette cour il était hors de question d' envisager d'y jouer. D'abord, elle servait de souillarde et de débarras. Ensuite, il n'y avait là aucune magie, sinon toute l' " arrière-garde ", le fatras, toutes les reliques des réalités de la vie, des réalités les plus prosaïques et tout qui n'avait pas encore pris le chemin des  « monstres ».