L' ITALIENNE ET SES BELLES HISTOIRES

     Vers la fin de l'année 1956 à Cahors où j'habitais avec mes parents au 2 rue Emile Zola qui est devenu aujourd'hui le 52 ( la maison existe encore en 2007, à peu près dans son état d'origine ), ma mère qui exerçait un emploi de secrétariat dans un bureau à la chambre d’ agriculture, avait décidé de prendre une dame à la maison pour me garder, s'occuper de moi et en même temps faire le ménage, les courses, la cuisine. J'étais souvent malade et elle ne pouvait indéfiniment s'absenter de son travail à moins de le quitter.
C'était une grosse, très grosse Italienne qui s'exprimait très bien en Français et qui avait un don très particulier pour raconter des histoires. Elle n'était pas très jolie. Mais elle avait un visage expressif, des yeux qui parlaient aussi bien et encore mieux que sa langue ; des gestes et des mimiques qui donnaient vie et âme aux personnages qu'elle inventait sans cesse. Et c'étaient des histoires à n'en plus finir, qui reprenaient trois jours après, ou le lendemain et à chaque fois cela s'arrêtait  à un moment où l'on aurait aimé savoir tout de suite ce qui allait se passer.
L’histoire se déroulait toujours dans des pays lointains, inconnus, imaginaires, en des époques hors du temps, à tel point qu'il était impossible de faire la différence entre le passé et le futur. Les paysages étaient couverts d'immenses forêts, l’on y voyait des jardins de palais, des châteaux, des demeures étranges, des princes, des rois, des fées, des princesses, des paysans, des bergers, des troubadours, des artisans, des marchés populaires, les intrigues étaient compliquées ; il y avait beaucoup d'enfants, des nains, des gnomes, des créatures bizarres, toutes sortes d'animaux, vrais ou légendaires, des dragons, des monstres, des anges bienveillants, des grottes et des gouffres, des villes souterraines, des îles suspendues dans le ciel, des mers tourmentées et infinies, des planètes parfois, des sous-marins, des engins volants et des bateaux à voile. Des îles ou des continents, des terres englouties qui resurgissaient, des cieux étranges et des climats de toutes sortes. Cela se passait aussi bien à l'autre bout de la Terre que dans les pays les plus chauds ou les plus froids. Une foule de personnages bons ou méchants peuplait tous ces pays et leur vie à tous était un roman d'aventures, une succession de situations étranges ou inimaginables. Et dans chacune de ces histoires, il y avait une " atmosphère ", un climat particulier, un enchaînement logique, un scénario passionnant, une dramatisation poussée à l'extrême, le tout avec énormément de philosophie car un sens profond, vers une vérité, une réalité inaccessible, se dégageait de tous ces récits emplis de légendes. Tu sortais de l'une de ces histoires et tu te posais encore plus de questions qu'au début... Pendant des heures et des heures, la nuit si je ne dormais pas ou même parfois pendant la journée, je me repassais le " film " dans ma tête...
En ce temps là, il n'y avait pas de télé, on n'allait pas au cinéma, ou cela était très rare, et l'on n'achetait pas autre chose que " Mickey " ou  " Tartine ", ou  " Pim-Pam-Poum », aux jeunes enfants.
 Aussi cette Italienne était- elle  " magique " pour moi. Elle pouvait faire des spaghettis à la sauce tomate avec une tonne de fromage râpé dans un énorme saladier 10 fois par semaine… Et comme disait si bien Maman : " avec elle, les coins pouvaient se rapprocher ".
 Je la trouvais " super-drôle " et de plus, très gentille avec moi.
Lorsque j'étais malade elle me chouchoutait au delà du possible et  s'évertuait à me rassurer d'une façon ou d'une autre à tel point que je n'avais plus besoin de cachet d'aspirine ou de tout autre médicament : la fièvre tombait, et le mal de tête ou de ventre, comme par miracle, s'évanouissait.
Maman me quittait avec 40° de température et à son retour j'étais frais comme un gardon aux côtés de l' Italienne qui interrompait son histoire.
Dans tout ce qu'elle racontait, il y avait de la vie : cela bruissait, palpitait, explosait. On sentait tout : le vent, le soleil, la pluie, le froid, le chaud, toutes les joies, tous les chagrins ; les arrivées, les départs, les adieux... Tout vous transportait au centre de l' action, des sentiments, des passions, de l'amour, de la bonté, mais aussi de la violence, de l'horreur, de l'injustice, de l'absurdité. Tout ce que les gens peuvent traverser dans leur vie, tout y était, de tous les pays du monde, de tous les pays imaginaires. Il y avait toujours dans chaque histoire une jeune dame très belle qui était l'un des personnages principaux. C'était à la fois de la réalité et de la fiction, du vrai et du surnaturel, de l'imaginaire et du crédible. L’Italienne avait assurément la voix, le ton qu'il convenait pour raconter tout cela. C'était beaucoup mieux que de  lire dans un livre ou même de voir au cinéma. Non seulement elle savait raconter mais en plus elle avait le don, le pouvoir extraordinaire de vous relier au monde et aux personnages de son invention. Car elle inventait tout, et jamais elle n'aurait pu raconter une deuxième fois exactement la même histoire. Tout se tramait et évoluait au fil de son récit.
 Quand je l'écoutais des heures durant alors qu'elle ne s'arrêtait même pas pour souffler ; au rythme et au son de sa voix, avec la puissance et la magie de son évocation, je les voyais là devant moi, tous ces personnages ; je sentais même leur haleine et leurs regards me pénétraient. J'étais avec eux et je vivais de leur vie. Et les paysages, les décors, étaient si fabuleux que l'on se serait cru parti en voyage, non seulement dans tous les pays de la Terre, du Pôle Nord au Pôle Sud, de l' Amérique à l' Australie, mais aussi sur d'autres planètes que la Terre.
C'est à elle et à elle seule que je dois d'avoir pu « voir » parfois dans ma vie, tout ce que j'ai « vu » sans y avoir été, sans l'avoir appris dans les livres ou à l'école. Jamais je n'ai rencontré d'autres personnes sachant ou pouvant aussi bien raconter des histoires comme cette Italienne.
Dans son enfance elle avait été très peu à l'école. Elle lisait avec difficulté, écrivait avec plus de mal encore : ma mère lui écrivait toutes ses lettres. Elle disait toujours, en éclatant de rire : " pour aligner trois mots sur un bout de papier, il me faudrait une heure, et dans chaque mot je ferais 10 fautes ! "
Un jour ma mère décida de se séparer de l' Italienne parce que mes parents en avaient marre de manger des spaghettis à la sauce tomate et, selon maman, que " les coins ne se rapprochaient jamais et à eux quatre dans une pièce, prenaient autant de place que la moitié de la surface  à nettoyer".
La maison me parut dès lors si grande et si  nue, que je la comparais au désert de Gobi, avec des forteresses rocheuses et des pics acérés, où plus rien ne poussait, plus rien ne vivait. Et dans ce désert là, les petites fées en pâte à modeler que je pouvais inventer n'avaient plus de magie.