L' ERMITAGE

    Dans les années 1955 - 1956  à Cahors le jeudi, jour de congé scolaire j'allais à " l' Ermitage ". L' Ermitage était une sorte de Centre Aéré, un peu comme une colonie de vacances où les enfants des écoles passaient la journée.
 Pendant toute la durée de l'année scolaire on y allait le jeudi mais pas à l'époque des vacances. Les enfants dont les parents travaillaient s'y rendaient pour la plupart d’entre eux, des enfants d'ouvriers principalement. Depuis le Centre situé tout au sommet d'une colline l’on dominait à perte de vue toute la boucle du Lot et la ville de Cahors avec le Pont Valentré et la Barbacane.
 Un environnement tout à fait enchanteur, des sous-bois, un vaste pré à l'herbe tendre, des fleurs sauvages, des chemins de promenade et toutes sortes de " cachettes ", des légions d'oiseaux, des quantités de petites bêtes. Dans le grand bâtiment qui ressemblait à une école pour les vacances, il y avait une immense salle de jeux, un réfectoire bien plus gai que celui du Lycée Gambetta, où l'on y mangeait surtout beaucoup mieux : du beefsteak ou du poulet avec des frites presque à chaque fois, et des gâteaux pour le dessert. Sans compter le goûter, où l'on servait du chocolat au lait. Le dortoir était aménagé dans un espace qui ressemblait à un grenier, on y faisait la sieste, mais surtout des batailles polochon. Je me souviens en particulier dans les rares moments de calme de cette " sieste ", de ces instants merveilleux en lesquels je me sentais si fortement relié à tout ce qui m' entourait, où j'éprouvais un sentiment de sécurité et de bien-être absolus, comme si la vie tout entière devait toujours être ainsi.
 J'aimais beaucoup aller à l' Ermitage, seulement mes parents ne m'y envoyaient pas systématiquement tous les jeudis ; c'était bien mieux que de rester tout seul à la maison avec des tas de jouets et de petites autos qui ne m'amusaient guère, à attendre que Maman revienne des commissions avec au fond du filet à provisions, un gros pain de pâte à modeler. A l' Ermitage, il y en avait des tonnes de pâte à modeler, et de toutes les couleurs, et bien d'autres choses encore, des jeux de construction géants, des boîtes de peinture, des déguisements... On s'y préparait à toutes les fêtes, Noël, Carnaval, entre autres. Et puis, surtout, il y avait des filles ! Avec des filles c'était bien plus marrant et plus sympathique... Mais aussi nous étions plus hardis, les garçons, plus enclins à des " coups pendables ", et il fallait que les éducateurs et les personnes qui nous encadraient, aient vraiment comme on dit, " quelque chose dans le pantalon " pour venir à bout des " fortes têtes " que nous étions tous chacun à notre façon.
J'aimais beaucoup les petites filles parce qu'en général elles étaient bien plus gentilles que les garçons, sauf quand elles se mettaient à discuter ensemble à voix basse en se chuchotant des choses à l'oreille et en nous regardant de loin. Dans ces moments là, lorsque je me sentais la cible de leurs regards et que j'entendais leurs rires de petites chèvres sauvageonnes, j'avais nettement l'impression qu'elles se moquaient de moi. Pour la plupart, elles étaient assez sauvages, solitaires ou timides. Il y en avait peu de délurées, et pour s'en approcher, jouer avec elles, il fallait tout doucement les apprivoiser. Il y en avait de laides et de belles. Mais elles étaient toutes mystérieuses et imprévisibles. La plupart des garçons jouaient les durs et rivalisaient entre eux de fanfaronnades, "roulant leurs grosses mécaniques", mais les filles n'étaient pas impressionnées pour autant. Quand aux plus délurées, elles battaient les garçons pour les " tours de cochon ". De préférence, si le pouvais, je jouais et m'amusais plutôt avec les petites filles. Je n'étais pas mauvais en dessin, assez imaginatif, j’excellais en pâte à modeler et aussi pour raconter des histoires,  faire rire en imitant des grandes personnes dans des situations grotesques et caricaturales. Les petites filles aimaient tout cela. En leur compagnie j'avais envie de " m' éclater ".
Je n'aimais pas beaucoup les jeux brutaux des garçons, les jeux de ballon où l'on fait deux équipes. Dans ces jeux là, je me souviens, il y avait toujours deux " durs ", deux meneurs, qui au départ afin de former chacun leur équipe, s'alignaient à dix pas l'un de l'autre puis " faisaient les pas " jusqu'à ce que le pied de l'un recouvre le pied de l'autre. Alors ce dernier pouvait choisir en priorité. Autant que je me souvienne, Sembic, on le prenait jamais, ou toujours en dernier, parce qu'il était toujours dans la lune et qu'il ratait le ballon trois fois sur quatre.
Avec les filles, on faisait pas les pas. Et c'était presque toujours " hyper drôle ". Je crois bien que c'est à l' Ermitage, que pour la première fois de ma vie, j'ai commencé à prendre conscience de la magie de la Féminité.
Entre autres jeux, il y en avait un que j'aimais beaucoup, c'était celui de la ronde où, à un certain moment, quand on disait " embrassez qui vous voulez ", celui qui se trouvait au milieu devait effectivement embrasser celui ou celle qu'il avait choisi.
 J'avais remarqué depuis quelque temps une petite fille que personne, aucun garçon ni même aucune fille n'embrassait jamais. Elle n'était pas très jolie, de visage. Et même pas jolie du tout. Très maigre, un vrai fil de fer ! Mais, je ne sais pas pourquoi, il y avait quelque chose en elle qui m'émouvait beaucoup : c'était peut être dans la façon qu'elle avait de porter ses vêtements. A chaque fois qu'elle venait à l' Ermitage, ses effets, de très bonne coupe, lui donnaient une allure de jeune fille. Ce jour là, elle portait avec autant de grâce que de délicatesse une petite robe ras du cou, sans manches, dont le bas était au niveau de ses genoux, et cette robe lui allait fort bien. Presque une robe pour jeune fille, pincée à la taille exactement comme il faut, d'un ton gris bleu, avec des petits oiseaux dessinés sur un côté de la poitrine. On aurait dit que cette robe et surtout la manière dont elle la portait, mettait en valeur quelque chose d'elle qui ne se voyait pas, qui était à l'intérieur d'elle même dans son coeur. Je revois encore son petit visage aux traits anguleux et accusés, ses cheveux en bataille, son cou, sa nuque, ses petits bras très fins, ses jambes comme des baguettes de pain, ses petits pieds dans des chaussures à bride...
Oui, vraiment, elle m'émouvait très fort. J'avais envie d' être l' élu du milieu de la ronde pour l'embrasser, elle, et pas une autre. Le miracle se produisit : cela faisait déjà un bon moment que trois ou quatre filles en face de moi, se poussaient du coude en rigolant très fort et exhortaient l'une d'entre elles, la plus belle, mais aussi la plus délurée, à se faire remarquer par le garçon opulent qui, à ce moment là, se trouvait au milieu. Naturellement elle fut choisie, et à son tour, elle se mit au milieu de la ronde. Après avoir exécuté quelques pitreries, fait semblant d'hésiter, après deux ou trois clins d'oeil très moqueurs, et les rires redoublés des autres filles, elle s'approcha de moi et déposa sur mes joues, ou plutôt presque sur mes lèvres, deux, trois, quatre gros baisers baveux et fortement appuyés, avec un énorme sourire, un regard de feu et de glace à la fois. Je n'en demandais pas autant, mais je lui en ai gardé une reconnaissance infinie, car, de ce baiser, elle m'ouvrait la porte du ciel...
Au moment où je pénétrai dans le cercle, avant même d'avoir atteint le milieu, un grand silence se fit, à tel point qu'on pouvait entendre les rumeurs de la ville dans le lointain. L'instant semblait solennel car chacun peut être se demandait bien quelle fille un garçon tel que moi allait embrasser. J'avais, disons, une certaine popularité, à l' Ermitage, mais qui ne jouait pas forcément  en ma faveur. Sans hésiter, mais tout tremblant d'émotion, avec presque des larmes dans les yeux, le coeur battant, et, avec de la tête aux pieds une immense sensation de bien-être, je m'approchai donc de cette petite fille que j'avais si souvent remarquée et qui m'avait tellement plu à cause de ce que j'avais vu en elle au delà de ses traits accusés et si peu engageants. Je ne fis pas comme tant d'autres, deux ou trois fois le tour de la ronde, faisant semblant d'hésiter... J'allai tout droit au but.
Une main en avant, les doigts tendus, j'effleurai délicatement sa nuque, juste sur le bord de sa robe, et très doucement je l'embrassai sur l'aile du nez, légèrement en dessous de la paupière. Sa peau était très douce, et je me souviens alors très précisément d'une odeur qui s'apparentait à celle des jeunes feuilles de platane au début de l'été après une pluie d'orage. Je me tenais si près d'elle, que je pouvais percevoir le léger mouvement de sa robe contre moi. Elle se raidit alors, mais cela n'était pas de la répulsion puisqu'elle ne me repoussait pas, et qu'elle me laissa même l'embrasser de l'autre côté également. Je perçus un léger craquement au niveau de son épaule : elle était tellement frêle !
Des rires énormes, des " Ah " et des " Oh ", fusèrent de toutes part. D'un côté cela me faisait rire et m'amusait parce que je comprenais tellement leur réaction qui ne m'étonnait pas du tout, mais d'un autre côté je souffrais en même temps parce que je savais que ces rires incongrus et moqueurs pouvaient blesser cette petite fille si fragile...
Comme elle ne s' avançait pas à son tour selon la règle du jeu, au milieu de la ronde, on lui donna un gage. On lui demanda tout simplement de s'asseoir à mes côtés jusqu'à la fin du jeu après avoir cependant désigné quelqu'un d' autre pour aller à sa place au milieu. Pendant tout le temps que dura encore le jeu, nous nous tenions donc étroitement blottis l'un contre l'autre et c'est à peine si nous nous sommes regardés. Nous n'avons pas non plus échangé un seul mot. J'ai seulement vu, lors d'un imperceptible croisement de regards, le sourire d'une petite fille qui n'avait pas l'habitude de sourire. Mais j'étais tellement heureux de cet évènement ! 
    Pendant plusieurs semaines, je ne revins pas à l' Ermitage. Sans doute à cause de l'une de ces bronchites à répétition dont j'étais coutumier dans mon enfance et qui faisait le désespoir de ma mère parce qu'à chaque fois elle devait demander des jours de congé. Jusqu'à un jeudi matin du mois de juin où, sur la place Thiers, en attendant le car, alors qu'il avait plu toute la nuit, on pouvait sentir l'odeur des feuilles de platane. Elle ne se trouvait pas là ce matin, ni au moment du rassemblement ni dans le car. Je ne la revis plus jamais. A l' Ermitage, les jeux continuèrent, c'était toujours aussi drôle. Mais je n'ai plus voulu participer au jeu de " embrassez qui vous voulez ", je ne concevais pas en effet de devoir en embrasser une autre. Je la devinais partout, elle était encore là, éternellement présente, et, à chaque fois, avec une robe différente.
Voilà donc, pour l' Ermitage...