Il est de ces êtres, que l’on rencontre une ou plusieurs fois dans notre vie, et qui s’inscrivent dans notre mémoire personnelle de la même manière qu’une légende entrant dans la mémoire collective d’un peuple… Non pas que ces êtres aient été fondamentalement différents de ce que nous sommes, mais sans doute parce qu’ils avaient en eux, quelque chose d’eux seuls qui nous rejoignait alors même que nous ne le savions pas : cette part de merveilleux et d’inconnu, devenue soudain accessible et crédible, traversant la vie et le temps…

L’histoire et l’avenir d’un être, d’un peuple ou d’une civilisation, sont-ils possibles sans légende ?

     Du temps où je me rendais en moyenne une année sur deux à l'assemblée générale de la société littéraire de la poste et de France Télécom, société dont j'étais à l'époque le délégué pour le département des Vosges de 1985 jusqu'en 1998 ; je rencontrais André Guérin qui lui, représentait la société littéraire pour la région Picardie.

 Nous nous rencontrions un jour de mars assez proche de l'équinoxe au 20 avenue de Ségur à Paris, là où siège l'Autorité Postale. André Guérin aurait pu être mon père. C'était un homme généreux, cultivé, mais très simple. Il avait été facteur, puis receveur distributeur de la Poste dans une bourgade de Picardie. A la retraite depuis une vingtaine d'années, il lisait des centaines de livres et faisait paraître une revue de qualité, tant par la présentation que par les textes soigneusement sélectionnés. Chaque fois que nous nous rencontrions en ce jour de mars lors de l'assemblée générale annuelle, nous étions lui et moi, inséparables bien que faisant partie d'un même groupe, avec Josette Rasle la secrétaire et Henri Mouet du centre de tri postal de Paris PLM.

 Après les discussions et les travaux de l'assemblée générale du matin, venait le repas de midi, gastronomique et plantureux, arrosé de bons vins, dans une atmosphère conviviale et chaleureuse où chacun avait l'occasion de s'exprimer…

Rires, plaisanteries, petites anecdotes et bons mots fusaient de toute part. Dames et demoiselles " sur leur 31 ", coiffées à ravir, souriantes et loquaces n'en finissaient pas de nous émerveiller, André Guérin et moi, alors qu'Henri Mouet et quelques messieurs " bien allumés " de vins de Bourgogne ou d'Alsace, semblaient faire " bande à part ", joyeusement attablés autour de Gabriel Rémy, l'auteur de " Cochebille " qui avait gagné le " Prix Découverte ".

Lors de cette réunion annuelle en 1998, avant mon départ des Vosges pour les Landes, je fis part à André Guérin durant la visite guidée au Louvre, de ces émerveillements et de ces émois qui m'avaient si agréablement saisi en la présence, ne fût-ce que d'un bref instant, de ces femmes aux si jolis visages et si bien habillées venues de leur Aquitaine, de leur Provence ou de leur Bourgogne natale… "

 C'est fou " lui dis-je, " ce que l'on peut se sentir inspiré, loquace, et empli de bien être lorsque visages et voix féminines, étoffes, rubans, écharpes, jolies robes, imperméables et manteaux légers, sacs à main et talons hauts participent à cette fête de l'esprit et du cœur où l'on se sent accueilli et convié avec autant de gentillesse et de délicatesse spontanées ".

J'évoquai en particulier Josette Rasle et Martine Rauzet, les deux secrétaires de la société littéraire. Nous nous marrions comme des gosses et en ce moment là je sentais le temps s'élargir et ralentir comme un balancier d'horloge comtoise qui va s'arrêter. Nous nous regardions tous les deux, notre demi de bière à la main, assis à la terrasse du bar du Louvre, nous fûmes un instant sans voix, sans doute perdus l'un et l'autre dans nos pensées. Tout au dessous de la terrasse du bar, dans le grand hall, s'allongeaient des colonnes de visiteurs de tous les pays du monde, nous percevions d'étranges et agréables musiques qu'une lumière d'après midi et qu'un murmure d'humanité traversaient d'ondes bienfaisantes… A quelques " encablures " de la " bulle " que nous formions ; lui, André Guérin, l'ancien facteur Picard féru de littérature, qui aurait pu être mon père ; et moi, le Vosgien d'origine Landaise qui aurait pu être le fils du facteur Picard ; nos " belles " formaient une autre " bulle "… une " bulle " florale. Du coup, le balancier de l'horloge comtoise venait de s'immobiliser en une éternité habillée et visagée à ravir…

Rompant le silence qui nous unissait, j'eus alors cette question : " A l'âge que tu me dis avoir, toi qui pourrais être mon père, ça te fais quoi ces jolies créatures ? " Il me répondit : " Oh, tu sais, à mon âge, ça me fait pareil qu'à la vue d'une jolie fleur " ! Et je lui déclarai : " Eh bien moi je n'en suis pas encore tout à fait là ! Et j'ai beau me sentir une belle âme, les jolies fleurs comme tu dis, avec leurs essences et leur verdure de dimanche après midi, elles me picotent drôlement le petit bout et je me jetterais bien entre leurs pétales ! »

 Après la promenade ou la sortie traditionnelle se tenait, en une vaste salle de réunions, au Ministère ou en un autre lieu de la capitale, de 18 heures à 20 heures 30, le " grand cocktail géant " qui précédait la " Soirée Spéciale ", dédiée cette année là à Arthur Rimbaud…

André Guérin, pour sa part, ne participait guère en général, ni au cocktail ni à la soirée. Il devait alors regagner par le train sa Picardie natale, après une journée bien remplie, quelque peu éprouvante pour lui étant donné son âge et sa santé.

     Nous ne nous sommes plus revus. Nous avons eu seulement deux ans plus tard, un échange de lettres… Je demeurais alors à Lesperon, dans les Landes et je n'étais plus délégué de la société littéraire.

André Guérin est-il aujourd'hui une " chrysalide ", légère et transparente comme l'azur, suspendue entre les plis d'un voile d'éternité ? Et toutes ces " jolies fleurs ", dont les visages et les verdures de dimanche ont si délicatement embrassé mon regard, vers quelles saisons ont-elles voyagé, diffusant ces essences d'elles dont mon esprit est toujours amoureux ?

 Au cocktail et à la soirée, je ne quittai pas d'une semelle mon ami Henri Mouet, le délégué de Paris PLM, qui " incendiait " à sa manière les " huiles " de la haute congrégation, vidant les verres de punch, grillant force clopes à bouts dorés et engloutissant les petits fours salés et sucrés…

 Un acide, un amer, un noir au grand cœur…et d'un esprit fécond, aussi féru de littérature qu'André Guérin, cet Henri Mouet, avec sa dégaine de Philippe Noiret !

Il me disait : " Il y a trop d'orgueil et d'hypocrisie là dedans ! Ce sont toujours les mêmes qui parlent et qu'on publie " ! Suivaient quelques propos salaces ternissant les étoffes de ces belles dames et griffant les jolis visages… Mais il avait tout de même de bons mots, et quelques gentillesses pour de rares copains à lui qui, à son sens, eussent mérité davantage de reconnaissance. Il me disait encore : " Toi, tu fais pas de bruit, on te voit qu'en petit comité, mais t'es fidèle, tu viens presque tous les ans et tu joues pas des coudes autour de la " sainte table " où se pavanent comme des dindons ces beaux messieurs du Ministère " !

" C'est vrai ", lui ai-je répondu, " je ne me vois pas prendre la parole sur l'estrade devant tous les invités et les participants de la soirée…T'as raison : c'est plus sympa et plus convivial en petit comité, quand tu te sens accueilli dans des visages et des regards amis ".

 Dans la première partie de la soirée, étaient présentées les œuvres de quelques adhérents de renom, les récentes publications de revues régionales, les programmes festifs, les sorties culturelles, les expositions et les salons. Un intermède entre les séances de dédicaces, les discours et les questions aux auteurs, et l'inévitable palmarès pour l'attribution des prix, présidé par l'une des deux charmantes secrétaires en robe de cérémonie, invitait quelques uns d'entre nous dans l'assistance à lire les textes ou les poèmes " de son cru "… Toutefois, ces lectures en public avaient au préalable fait l'objet d'une sélection. Et notre ami Henri Mouet ponctuait à voix basse mais suffisamment audible de propos acides ou frondeurs les silences, reprises, hésitations ou " cafouillages " des lecteurs émus.

 Il n'est jamais facile de lire ses propres textes en public : la passion, le ton et l'émotion avec lesquels on les lit devant un public parfois inattentif ou distrait, ou le plus souvent dispersé dans des perceptions très diverses ; ne sont que rarement en symbiose parfaite entre l'auteur et un public… qui n'est pas vraiment son public. Certes, ce que l'on met de soi dans le texte lu ne doit pas à mon sens, extérioriser ou imposer au public cette émotion que l'on croit souveraine et qui ne sera pas forcément partagée… Mais plutôt s'écouler vers le public comme une eau qui chante, jaillie de sa source et dont la voix, le rythme et le ton s'efforcent de rejoindre ce qui relie entre eux les gens…

Nous eussions préféré, Henri et moi, assis au dernier rang de fauteuils bleus de l'auditorium, entendre des textes plus " musclés ", plus novateurs, plus créateurs d'atmosphère. Mais nous savions qu'en dépit d'une convivialité reliant des sensibilités diverses, nous étions immergés dans le courant du monde, un courant immuable coulant de son eau habituelle et aseptisée…

Et vint pour clore cette si belle journée printanière, la seconde partie de la soirée, consacrée à la vie et à l'œuvre d'Arthur Rimbaud.

     Je ne savais pas encore que c'était la dernière fois que j'assistais à l'assemblée générale de la société littéraire de la Poste et de France Télécom… J'ai su, autant pour André Guérin que pour Henri Mouet, le drame de leur vie… La grande blessure, celle dont la cicatrice ne s'efface jamais. Et ce rêve immense avec lequel on finit par s'en aller tout seul dans la " chrysalide "… Tous deux vivaient désormais séparés de l'être qu'ils avaient aimé : un fils pour André Guérin, et un ami pour Henri Mouet. J'ai compris que le temps d'une journée de mars, j'avais été pour l'un comme pour l'autre, cet ami et ce fils…

 … Post scriptum : André Guérin n’est plus de ce monde… Et je n’ai d’autre contact avec la Société Littéraire de la Poste et de France Télécom, que par la revue « Missives », à la quelle je suis abonné… [Dernier texte de moi, paru dans « Missives », en 2005 : La tortue]