« La banque est la banque, les affaires sont les affaires » déclare le petit homme gris dans « Le secret des Psychlos » [trilogie de L.Ron Hubbard « Terre, champ de bataille »]

« Le monde est le monde », déclare tout aussi laconiquement Yugcib, au début du 21éme siècle.

Et, dans une épopée de l’an 3000 tout comme en la Rome de Jules César, le monde est toujours le monde…

 L’on peut rêver de tous les mondes possibles, selon tel ordre et selon telles valeurs parce que ce « monde qui est le monde », présentement, n’est pas celui qui vit en nous… Mais il n’en demeure pas moins que nous l’avons aussi en nous, ce « monde qui est le monde »…

 J’ai connu du temps de ma scolarité, quatre écoles dans le cycle primaire et deux dans le cycle secondaire. Et par analogie, je peux dire que dans ma vie, j’ai connu des univers de communication assez différents les uns des autres…

Des quatre écoles de mon enfance par exemple, c’est assurément celle d’Aurillac dans le Cantal, de mars à juin 1959, dont je conserve, et de loin, le meilleur souvenir… Disons que dans la classe de CM2 où je me trouvais, il y avait « un certain état d’esprit », une « atmosphère », une sorte de convivialité familiale… Sans doute « monsieur Robert », l’instituteur, « y était pour quelque chose ». Et pourtant ! « Il ne payait pas de mine », monsieur Robert ! Avec sa blouse grise fripée, sa démarche humble et hésitante, ses vêtements usés… et fagoté dans sa gabardine comme un veuf qui se néglige… Mais voilà ! Ce monsieur Robert avait une âme ! Et l’on aurait presque pu croire qu’avec lui, par ce qui émanait de lui, que le monde n’était plus tout à fait le monde… Ni l’école, l’école d’ailleurs…

 Or, si le monde est le monde, l’école est aussi l’école… Comme la banque est la banque, et les affaires sont les affaires…

     Nous vivions en classe, entre nous, et par la grâce de notre maître, une « démocratie participative », avec des élections, un règlement que nous établissions nous-mêmes… Et cela marchait très bien ! Nous nous étions fixé des objectifs et nous étions très exigeants quant à la qualité de nos travaux. On « notait sec » !

Il faut dire aussi que nous avions dans notre classe un « monument », en la personne de JM, un garçon trapu, costaud, toujours premier en gymnastique mais aussi dans toutes les matières : rédaction, dictée, calcul, sciences… Et qui avait lui aussi une très belle âme, une âme de poète et de penseur. Aux élections qui avaient lieu tous les samedis, nous choisissions presque toujours JM dans les trois membres du « Comité Directeur », pour la semaine suivante.

 « Le monde étant le monde, et l’école l’école » ; survenaient cependant des tensions, du fait de quelques trublions, dont en particulier le perturbateur (et cancre de la classe) JS, qui n’arrêtait pas de barbouiller ses cahiers de dessins obscènes et de dire des méchancetés ou parfois même des « vérités » assez cinglantes, dans un vocabulaire fort peu « académique »…

Lorsque ces « vérités » semaient quelque doute sur les qualités supposées de l’un d’entre nous ; il s’ensuivait un débat houleux et sans issue. Puis le calme revenait…

JM et deux ou trois autres, souvent élus au « Comité », s’exprimaient eux aussi par moments, « du fond de leurs tripes »… Mais, parce qu’ils étaient du Comité, ou que leur notoriété était grande ; il semblait établi entre nous que, venant d’eux, « cela pouvait passer »… Par contre, lorsque JS (qui bien entendu ne faisait jamais partie du Comité) avec ses mots à lui, s’exprimait « du fond de ses tripes », infestait les WC de ses graffitis et barbouillait nos cahiers de ses caricatures grotesques ; alors nous le fustigions, nous le pourfendions et nous l’excluions de nos jeux et de nos travaux…

     Vers la fin du mois de mai, nous préparâmes une fête au cours de laquelle nous comptions exposer poèmes, dessins et modelages. Parents et amis, et quelques personnages officiels de la Ville, seraient conviés à notre fête.

Un débat houleux opposa deux camps, dans la communauté que nous formions en un esprit de « démocratie participative »… Il y avait les partisans de l’exclusion de JS. « Si on le laisse faire, il va tout nous pourrir ! » disaient-ils. Mais il y avait aussi ceux qui hésitaient parce qu’ils pensaient que JS était tout de même de la communauté, qu’il serait présent à la fête et que lui aussi, il avait bien une mère, et de surcroît, une « petite fiancée »…

JM trancha net le débat en déclarant : « J’ai lu ses dernières pages incendiaires. Certes, c’est salement torché, et quelques uns d’entre nous en prennent « plein la patate »… Mais au-delà des mots, des accusations, de la violence des propos ; au-delà du bien ou du mal fondé de ce que notre camarade avance, il y a dans le fond même de ces pages, des réflexions profondes qui m’ont touché ; et qui à mon sens, ne peuvent être ignorées et passées sous silence. JS, voyez vous, sera toujours JS… Tout comme le monde est le monde. »

Dans certaines situations, ou devant certains comportements très « limite » l’on ne peut que se dire « le monde est le monde, il faut bien qu’il y ait un panneau avec écrit dessus : stop »

 Au seuil même de ces limites là, s’ouvre alors pour celui ou celle qui se hasarde au-delà, par son regard… Non pas vraiment ce « désert » dont le vent chargé de sable lui brûle le visage, cet inévitable désert…Mais l’Inconnu…

D’où la nécessité d’affermir son regard, dans ce moment de solitude où les autres regards ne nous suivent pas… Parce le monde est le monde…

 Comment JM pouvait-il affermir son regard au seuil de cette limite au-delà de laquelle semblait s’ouvrir pour lui, un « désert » ? Un « désert » aussi inévitable qu’immédiat, que ni la reconnaissance de sa sensibilité, dont il bénéficiait auprès de ses camarades ; ni sa culture ni même sa notoriété acquise, ne pouvaient lui éviter ? Car la manière dont JM avait tranché le débat, surprit toute la classe, et en particulier notre maître, monsieur Robert…

Il n’était pas concevable que l’on laissât JS « pourrir la fête ». Et c’était JM lui-même qui argumentait en ce sens, ce sens « hors du sens »… Mais JM ne savait-il pas, aussi, qu’il y avait une part d’inconnu dans sa proposition ? Un inconnu qui ne révélait rien, ni dans un sens ni dans l’autre ?

 La « fête pourrie », c’est ce que révèle par avance le monde connu, le monde qui est le monde… JM se confia auprès de son meilleur camarade, YD, celui dont il se sentait le plus proche d’esprit et de cœur. Il lui dit « ils vont m’en vouloir ! Ils vont croire que je suis contre l’avis majoritaire de la classe, et contre le maître… Je crois qu’à un certain niveau de regard et de ressenti, en des situations relationnelles difficiles à gérer, tu ne peux que te sentir seul, lorsque tu exprimes un avis qui surprend et gêne… Et tu sens bien alors, que les regards autour de toi se détournent. »

      La fête eut lieu… JS la pourrit quelque peu, ce qui n’étonna personne, ni le maître, ni JM… Mais notre classe demeura en son esprit et en son cœur, notre classe. Et cela se sut, en ville… Ce qui s’était passé entre nous, ce qu’en définitive la fête fut, ce qu’il ressortit du sens profond des réflexions de JS au-delà du bien ou du mal fondé des propos de ce dernier… C’était que « le monde pouvait ne pas être tout à fait le monde »…