Il bâtit… bâtit, bâtit… Bâtit son nid…

Il a 30 ans. Un double équateur de bourrelets, oui, déjà ! À 30 ans, entre son hémisphère Sud arpenteur de trottoirs et son hémisphère Nord dont la capitale pense et décide.

Il a signé un prêt bancaire… de 20 années… presque hésité sur 25.

Mais cinq ans de plus, cela ne payait ni le crépi, ni la véranda en sus. 20 ans… Il va la payer jusqu’au DEUG de son rejeton, sa maison formatée, s’il n’a pas fait un infarctus avant…

Quatre fois le prix qu’elle aurait coûté, lotissement « Les Alouettes », s’il avait pu la bâtir sans signer le prêt… En héritant, par exemple.

Il est cadre moyen dans une boîte qui vend et achète, se restructure et fusionne avec une autre boîte… Sans battre de l’aile, la boîte affiche un bulletin de santé qui laisse présager une intervention prochaine dans ses éléments structurels. Autant dire que, tous diagnostics confondus, même si pour le trimestre à venir, la conjoncture est favorable, les Mondiopérateurs, pressés par leurs cohortes d’actionnaires, vont exiger un dégraissage en matière de coûts salariaux…

Il quitte « Les Alouettes » à sept heures du matin, il parcourt 40 kilomètres dans sa voiture pour aller travailler, et la boîte encore lui demande de crapahuter dans les embouteillages, sur les voies de contournement et dans les dédales des ensembles pavillonnaires de la mégapole voisine , peut être une centaine de kilomètres, autant de ronds points et de feux tricolores, afin de négocier des contrats juteux, de débrouiller des affaires complexes, se débattre dans des situations relationnelles inextricables… Il est de retour aux « Alouettes » à l’heure du journal télévisé, il gare sa Safrane devant le portail de son petit éden familial. Vanné, pompé, saturé d’objectifs commerciaux, l’estomac chargé de nourritures coulantes ou conditionnées en barquettes… Ou encore, s’il a pu se rendre au restaurant, tout confit d’un plat du jour plantureux, la tête bouffie de soucis professionnels car son travail consiste pour l’ essentiel à vendre à des clients « potentiels », des produits et des services superflus. Les commissions par les temps qui courent ne permettent d’acheter ni la chaîne Hi-fi, ni le dernier ordinateur.

Il a son samedi… Tout de même ! Mais le samedi, c’est pour les courses, le matin entre 10heures 30 et midi, à Carrefour… Et la tondeuse, 1200 mètres carrés, l’après midi après la sieste du voisin de préférence. Et Patrick Sébastien le soir à la télé… Les samedis soir de juin, l’on se fait en famille un petit barbe – cul discret… Si le vent vient du bon côté. Aux « Alouettes », comme dans la plupart des lotissements pavillonnaires d’ ailleurs, les chiens, des gros assez souvent, des « je monte la garde », aboient fort, surtout lorsqu’un cycliste inconnu s’égare dans le lotissement.

Dimanche matin… Un gros dodo jusqu’à 10 heures ou plus. Puis le tiercé, le repas dominical, la sieste, la promenade en auto quand il fait beau jusqu’à la lisière de la petite forêt apprivoisée à trois kilomètres au-delà de la sortie de l’autoroute, ou quand il pleut, une virée au centre commercial ouvert le dimanche pour admirer les beaux canapés, les cuisines intégrées…

Dimanche soir à la télé… Il hésite entre un thriller avec Tom Cruise sur la Une, ou Urgences sur la deux. Depuis deux ans qu’il a bâti bâti, aux « Alouettes », il n’a pas encore fait son crépi. Il est tout de brique vêtu et financièrement nu comme un ver. Parce que la Safrane, en plus des traites de la maison, il faut la payer… Et l’un dans l’autre, les deux prêts, celui de la voiture et celui de la maison, cela fait plus de la moitié de la paye du ménage… Largement plus. A chaque fin de mois, il est raide comme un passe lacet et doit des sous partout.

Il bâtit, bâtit bâtit… Bâtit sa vie, de tic et de toc, avec des projets de vacances qui ne vont pas plus au Sud que la rive Nord de la Méditerranée, pas plus à l’Ouest que la côte Atlantique. Des projets, des évasions, des étés, des campings et des bungalows tous reliés par des kilomètres d’asphalte. Il est l’omnibus dont chaque arrêt est une halte fric devant les distributeurs automatiques de billets. Et quand il se fait avaler sa carte, il s’épuise en une diatribe enflammée contre sa banque…

Il bâtit, bâtit bâtit…. Bâtit son nid. De tout ce qu’il peut y couver dedans, jusqu’aux excréments de ses aspirations, jusqu’aux pollutions de ce qu’il consomme… Quand il se connecte sur le site de sa jolie voisine, il assiste à un défilé de mode qui le ravit. Il se régale des expressions de son visage, écoute ce qu’elle raconte, explore tout ce qu’elle a féminisité de sa personne et de son atmosphère.

Il bâtit, bâtit bâtit… Au gré de ses envies et de ses lubies, de tout ce qui est préfabriqué, normalisé, planifié, réglementé, aseptisé… A quoi peut bien servir une cuisine intégrée lorsque, du lundi au vendredi, l’on ne consomme que des denrées en barquette, en plastique ou en boîte ; le samedi soir, la pizza du camion de passage, et le dimanche, si l’on cocufie sa salle à manger salon pour le menu gastronomique de l’hôtel des Acacias au beau milieu de tous ces messieurs dames en costume, tailleur, coiffure en chou fleur, moustaches à la Jacques Lanzmann et pochette de cuir à bandoulière ?

Il a bâti, bâti bâti… Mais dans sa maison, il n’y a pas de bibliothèque. Il ne lit jamais de livres. Seulement des revues de sport, le journal de la région… Ce n’est pas un intellectuel. Chez son voisin, il y a une très grande bibliothèque, en beau bois, avec de solides étagères qui supportent de gros volumes reliés de cuir. Mais le voisin ne lit pas, cependant. Il achète, pour 20 Euro en moyenne, tous les grands succès, les prix littéraires, les ouvrages à la mode que produisent les auteurs connus, les hommes politiques, les journalistes et les écrivains de renom. En plus des derniers romans de la saison, pour son épouse, il commande des encyclopédies Hachette, il est abonné à France Loisirs. S’il ne lit pas, alors pourquoi les achète t-il tous ces livres ? Tout de même, il les survole un peu à temps perdu, pour avoir l’air de s’y connaître, les soirs de réception en compagnie de ses amis. C’est que, chez le « Tabac Journaux » du coin, les rayons du milieu du magasin regorgent de tout ce qui peut sortir, se vendre, à grand renfort de publicité, avec des bandes rouges ou bleues autour des livres, et la sacro-sainte mention : prix Renaudot, Fémina, Interallié…

Les livres, c’est comme les denrées alimentaires, la mode, les programmes de télévision, les séries Américaines et les derniers films qu’on voit dans toutes les grandes salles de cinéma. Les livres sont aussi aseptisés que les poulets, le poisson et la viande… Peut être un peu moins tout de même. Ils sont là pour prouver que le monde existe bel et bien… Avec quelques malheurs certes, et un peu de contestation parce qu’il faut que cela remue les tripes de temps en temps. Les livres « non aseptisés » sont trop dangereux : ceux là, on ne les trouve pas dans les bibliothèques des municipalités de Gauche et encore moins de Droite, ni chez les libraires, ni chez le « Tabac Journaux » du coin.

Il a donc bâti, bâti bâti, notre « humanuscule » trentenaire… Et, bon an mal an, le gâteau d’anniversaire se charge de bougies. Et les traites sont toujours là, fidèles au rendez-vous de la fin du mois ! Si l’on peut, on fera plus cossu que la Safrane, car le dos, sur des centaines de kilomètres, passé la quarantaine, sur un siège un peu raide, il se met à chanter manon parfois…

Quand le gâteau se charge de bougies, les habitudes changent… A la place du pantalon à doubles poches latérales on arbore la petite pochette en cuir ou la sacoche à rabats et bandoulière. Au lieu de s’asseoir sur le canapé les genoux croisés avec son assiette de charcuterie salade composée devant la télé pour le thriller, l’on prend ses repas à table, normalement, en famille.

Cinq ans après avoir bâti bâti, notre « humanuscule », il a traversé une petite crise. La crise existentielle, le pourquoi et le comment, le sens du monde, qu’est-ce que l’on fait sur Terre et tout le tremblement ! Alors il s’est mis à avoir de la « vie intérieure ». Le résultat fut désastreux : sa femme l’a quitté, ses enfants ont déserté le domicile familial. C’était devenu invivable pour tout le monde. Le meilleur de soi-même ne change pas la vie de ceux qui vivent auprès de nous, pas plus qu’il ne nous a changé nous-mêmes.

Il a essayé d’écrire un livre. Pas besoin d’être un intellectuel pour écrire un livre… Une histoire impossible, des gosses de banlieue dans une cité HLM en pleine explosion socioculturelle, des filles drôles et émancipées, des vieux qui ne voulaient pas aller en maison de retraite, des banquiers qui se révoltaient, des assureurs véreux repentis, des facteurs brûlant des tonnes de publicités en pleine rue, des femmes qui passaient la vaisselle par la fenêtre, ne faisaient plus ni lessive ni repassage… Le style y était, à peu près, sauf les mots qui n’existent pas dans le dictionnaire. Cela n’en finissait pas, trois cent pages… mais il y passait ses nuits, ses dimanches, ses congés…

A un océan de la conclusion, il a tout lâché. Il a renoncé, coulé coulé. Non, on n’ écrit pas un livre quand on passe sa vie aux « Alouettes », quand on est salarié, vendeur dans une boîte qui bat de l’aile et fusionne avec une autre boîte, et que l’on n’ a ni les relations, ni les moyens ni l’environnement pour…

Pensez-vous, comment trouver le temps de se documenter, de composer, de relire, de corriger, de vérifier la concordance des situations, la vraisemblance, le style, l’orthographe… Toutes ces heures où chaque paragraphe est comme un bout de terrain conquis, ces jours, ces nuits, ces mois, peuplés d’instants volés à la routine, avec les regards moqueurs ou indifférents des autres… Après huit heures d’activité professionnelle et de déplacements, sans contacts, sans relations, sans appuis… Autant vouloir faire sortir une forêt d’un désert. C’est de la folie, de l’utopie, du suicide moral…

La crise s’est tassée finalement, au bout de quelques années. Elle a fait comme tous les ronds dans l’eau : des rides concentriques de plus en plus espacées… L’épouse et les enfants sont revenus. L’épouse parce qu’aux « Alouettes » il n’ y a que des abris de bus et le « Tabac Journaux » du coin, les enfants parce que, ailleurs qu’aux « Alouettes », on peut pas toujours squatter chez les copains branchés. Il bâtit, bâtit bâtit…
C’est un « humanuscule », c’est à dire l’un de ces huit cent millions d’humains vivant dans des pays à économie développée, plus riche… ou moins pauvre que tous les autres humains de tous les pays de la Terre « en voie de développement ».
Par comparaison, je pense qu’un habitant de l’Ethiopie profonde, d’un village du Penjab ou d’une favella de Rio de Janeiro n’est pas un humanuscule.
L’ humanuscule est un être aseptisé, qui bâtit, loge, squatte, consomme, pollue, se nourrit trop bien, dont l’organisme se charge de scories, qui pense… ou ne pense pas, agit, vit, respire, use des tonnes d’eau, et pousse sur la terre comme un arbre sans racines et sans branches.

De ces quelque six milliards d’humains qui ne mangent pas à leur faim, n’ont pas assez d’eau, vivent dans une très grande misère, dont une bonne partie, répartis sur le continent Asiatique travaillent douze heures par jour et gagnent jusqu’à dix fois moins que nous en Europe, émergera bientôt une puissance qui foulera aux pieds notre civilisation. Mais ce monde là ne sera pas meilleur que le nôtre.

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