Cela se passait au dernier étage d'un très grand immeuble aussi haut que par exemple, la tour Maine Montparnasse à Paris...

Il était intérimaire et polyvalent dans cet espace de bureaux et de postes de travail s'étendant à perte de vue tout au long de l'étage, le dernier étage de l'immeuble. Des cloisons et des parois en verre, ou des rideaux à lamelles métalliques séparaient les postes de travail sans les isoler les uns des autres et l'ensemble de l'espace de travail paraissait constituer une structure homogène et complexe. De nombreuses personnes travaillaient dans ces " alvéoles ", ou y exerçaient une activité intense, bruyante, et surtout fébrile, ponctuée d'ordres secs et brefs aboyés par des microphones ou de petits haut-parleurs. Les gens en tous sens effectuaient d'une alvéole à l'autre des déplacements rapides et les visages étaient crispés, tendus, tordus.

Son poste de travail se trouvait près de l'une des fenêtres de l'immense salle. Alors que l'environnement était ultramoderne, les fenêtres semblaient dater d'une autre époque, s'ouvrant avec difficulté en manoeuvrant une grosse poignée rouillée. Dans son bureau en dessous de la fenêtre il y avait un radiateur en fonte de chauffage central, assez haut. De telle sorte qu'il était mal aisé d'ouvrir la fenêtre.

La fonction qu'il exerçait au sein d'un Système et d'une Structure très complexes d'activités diverses, était imprécise mais multiple, si multiple qu'il devait à tout instant réagir en des situations totalement imprévues, difficiles, contraignantes, épuisantes et rébarbatives, sous la menace permanente, les directives contradictoires, parfois incompréhensibles, les ordres secs, brefs et brutaux de ces diffuseurs automatiques qui aboyaient sans cesse et ne laissaient aucun répit.

Entre autres fonctions ou tâches répétitives, on lui en avait rajouté une, depuis peu de temps, et qui était d'une importance capitale pour le fonctionnement du Système. Cela consistait à changer assez souvent un tout petit élément dans une machine énorme, une petite pièce pas plus grande qu'une tête d'épingle, selon une procédure délicate exigeant beaucoup de patience et d'attention. Il n'avait pas été formé pour ce genre de travail, et le mode opératoire n'était pas très clair. De plus, cette tâche, incluse dans un programme en perpétuel changement, d'activités précises et très diverses, pouvait par omission ne pas être effectuée, auquel cas c'était la catastrophe, parce que la grosse machine se grippait et il s'ensuivait toute une cascade de dysfonctionnements à tous les niveaux de la Structure et du Système. En outre, les gens qui travaillaient dans le Système ou y exerçaient leur activité se trouvaient alors directement touchés, sensibilisés par les conséquences des dysfonctionnements. Cela pouvait aller jusqu'à la perte de leur emploi ou leur exclusion de la communauté.

Si l'on oubliait une fois, une seule fois, de changer le petit élément, le lendemain cependant, il existait tout de même une procédure de secours qui permettait à la grosse machine de fonctionner partiellement. Alors les conséquences, bien que significatives, n' étaient pas trop catastrophiques. Cette petite pièce ne pouvait être utilisée que le jour présent, et pas un autre jour.

Dans l'engrenage et dans la complexité des fonctions, des responsabilités, des tâches répétitives et de la diversité des mécanismes, avec cette réactivité imposée par les situations les plus inatendues, les plus absurdes aussi... Il n'était guère possible d'assurer un service « sans failles »... Les erreurs, les oublis, ne pouvaient être que fréquents, générateurs de " stress ", de dysfonctionnements et de préoccupations épuisantes.

Le patron du Département structurel dans lequel il travaillait était une jeune femme assez séduisante, agréable en apparence, très bien habillée, mais très " dans le sens du monde ", c'est à dire parfaitement "bien dans sa peau ", sûre et inféodée aux valeurs du Système, et cherchant visiblement à " monter plus haut " dans la hiérarchie. Elle était hypocrite et cauteleuse. Les gens qu'il cotoyait paraissaient sympathiques et il les connaissait depuis longtemps. Mais il ne les percevait que selon leurs apparences...

Ce qui devait arriver, arriva...

Un jour il oublia de changer la petite pièce. Le lendemain ce fut le branle-bas de combat. Cela le perturba au delà de toute mesure, d'autant plus que tous ces longs mois précédents de " stress " quotidien l' avaient peu à peu usé. Et il découvrit alors les gens tels qu'ils étaient, au fond, sous leur véritable jour : égoïstes, individualistes à l'excès, uniquement préoccupés de leurs besoins et de leurs aspirations, moqueurs, cruels, indifférents, hypocrites, ne se référant qu'à des critères d'appréciation et de jugement, des idées et des opinions qui étaient ceux du " sens du monde ".

Pour comble de malchance il s'empêtra dans la procédure de secours... Plusieurs situations inhabituelles, totalement imprévues et ayant exigé beaucoup de réactivité l'avaient absorbé à un point tel, qu'il n'avait pas pensé de suite à la Machine. Aussi ce matin là, le Préposé à la manutention des rouages de la Machine, qui avait une tête de brute, l'apostropha sévèrement et lui asséna : " Ah, on est beaux... cette fois, on peut tous plier bagage, on est bons pour se retrouver tous dehors..."

Alors en un éclair voici ce qui se passa dans sa tête : puisqu'il venait de commettre l'irréparable et que désormais l'existence n'avait plus aucun sens dans cet univers absurde, il décida de se précipiter vers la fenêtre, de l'ouvrir et de se jeter dans le vide. Pour cela il devait se hisser sur le radiateur, agripper la poignée rouillée, ouvrir la fenêtre et prendre appui sur le rebord afin de sauter...

Il pensa cependant que, le voyant faire, les autres se tenant à proximité et réalisant qu' il allait sauter, réagiraient et que l'un d'eux tenterait de le retenir juste avant... Mais il sentait bien aussi, que c'était là un pari impossible et d'un geste déterminé il saisit la poignée, ouvrit la fenêtre et monta sur le radiateur en déchirant son pantalon et en s'écorchant, prenant appui sur le rebord... Et bascula dans le vide.

Personne ne s'était précipité vers lui afin de le retenir. Alors, comme suspendu dans le vide, à une hauteur vertigineuse, il vit le sol, la rue, les voitures, en dessous, et il sut que c'était trop tard. Sa dernière pensée fut une vision précise de ce qui allait se passer : les gens, consternés, hypocrites, devant son cadavre disloqué et qui disaient " Pour si peu, tout de même ! "

Lorsque cette dernière vision s'évanouit, aspiré dans le vide, avant de sombrer dans l'inconscience, de s'écraser brutalement au sol, il ne regretta plus d'avoir sauté...

L'enquête effectuée par les Autorités conclut à un acte désespéré et délibéré consécutif à une situation ressentie comme intolérable et traumatisante. À aucun moment dans les interrogatoires, durant l'audition des témoins l'on pensa que les personnes présentes au moment du drame auraient pu intervenir.

... D'un côté l'allongement de la durée de la vie humaine, paraissant évident en ce début de 21ème siècle... Mais est-ce bien là une réalité durable ?... Et le nombre croissant de « vieux » ...

Et d'un autre côté, la dureté dans le monde du travail, dans les rapports humains... Et forcément, des êtres de plus en plus épuisés, dans une vie dépourvue de sens et d'attrait...

... La retraite, la retraite oui... Un « serpent de mer » !